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On sonna. Sur un signe de Maher, nous descendîmes ouvrir.

Nos amis Coignet-Senbakoki, la mine grave, nous embrassèrent. Nous les conduisîmes sans mot dire jusqu’au cabinet de Maher. Il parla aussitôt :

Un peu avant la guerre, Évariste Bagenfeld a acquis un fragment de coffre de mariage florentin que le vieux Misarti, un « œil », lui a garanti être d’Uccello. Le prix fut modique, relativement : rien ne venait justifier cette mirifique attribution. Évariste Bagenfeld était accompagné de sa secrétaire, Eulalie Milpois. Jamais il n’a présenté ce tableau comme un Uccello. Vingt ans plus tard, une expertise superficielle l’attribue à Biaggio d’Antonio. Petit maître. Tableau oublié. Au fil des années, Eulalie Milpois, finaude, devient l’éminence grise de la collection, l’ami-confidente de Laura. Fureteuse, elle « fait les ventes » systématiquement, sert de rabatteuse. Oui, je sais, ce n’est pas agréable d’entendre parler de soi comme si l’on n’était pas là, vous n’avez qu’à vous dire que c’est une autre… À la mort de Laura, cela ne lui déplaît pas de voir la collection confiée à un gamin dont elle resterait le gourou ; et puis le testament lui laisse pas mal de choses…

— Vous êtes ignoble !

— Vous n’avez pas voulu parler. Je termine. Ecoutez, c’est votre histoire, la cantilène de sainte Eulalie. Je ne pense pas, cher Matsuyo, qu’Eulalie ait jamais pensé hériter de Laura, elle préférait rester dans l’ombre. Des investisseurs se partageraient bien les dépouilles des Bagenfeld. C’est alors qu’elle repense à la petite scène de bataille. Elle pourrait peut-être la vendre, la faire vendre, avec une commission — et si c’est un Uccello… Elle rêve. Elle doit s’assurer que le tableau est authentique, une expertise scientifique est nécessaire pour corroborer les présomptions. Pour cela, soustraire le tableau un certain temps. Difficile. On lui fait maintenant une énorme proposition, un acquéreur est prêt à tout, n’est-ce pas Matsuyo ?

— Oui, j’ai parlé avec lui…

— Taisez-vous, gémit Eulalie aux abois.

— Ah bon ? Vous savez qui ? Très bien alors. Continuez Matsuyo, je vous en prie.

— Oui, vous vous souvenez, intervint Sidonie Coignet, cet homme inaccessible que l’on a voulu faire passer pour un fou collectionneur de dragons… Je parle à la place de Matsuyo, mais c’est que, malgré mes petits cours de français… »

La bataille de dames des comédies, ridicule, sans merci. Maher, distant, absent.

« Cet industriel japonais, poursuivit Sidonie, Matsuyo l’a rencontré il y a quelques jours. Mon mari a cherché à le voir, il voulait en avoir le cœur net, eh bien, il n’est pas si diminué, et il sait tout sur la peinture occidentale… Il est député du Jiminto, mais il est aussi membre d’une des plus puissantes yakuzas, les mafias japonaises, qui ont toutes leurs antennes entre Genève et Vevey. Si vous voulez appeler les choses par leur nom, c’est un oyabun, un parrain, et il a déjà une jolie collection de tableaux volés. Il a commencé par les impressionnistes, les petits « Renoir marché noir » que le vieux peintre avait fabriqués en prévision de l’occupation : format minuscule, sujets au choix, boutons de rose ou seins de sa bonne, mais tous signés plutôt deux fois qu’une. Et puis son goût a progressé. Vous voulez que je vous dise son nom ?

— Je ne connais pas cet homme, affirma la Milpois, retrouvant de l’assurance, face à une femme.

— Vous le connaissez. Et vous en avez la preuve.

— Mensonge.

— Vous en portez la preuve… Vous parlez japonais ?

— Grands dieux non ! Le ciel me préserve !

— Vous devriez. Vous vous souvenez, il y a quelques jours, quand vous avez voulu montrer vos perles à mon mari ? Vous pensiez peut-être nous en mettre plein la vue ?

— Pas le moins du monde, je…

— Il suffit. Entre parenthèses, les perles que je porte, moi, viennent d’un cadeau personnel de l’Empereur à la première baronne Coignet. J’en ai peut-être moins, mais j’y tiens plus. Vous avez un collier qui vient du Japon.

— Et après ? J’en ai même quelques-uns.

— Dans le couvercle de l’un de vos écrins, mon mari a vu une ligne d’écriture, que vous ne pouvez pas lire bien sûr. Vous aviez sans doute cru à une marque, un certificat d’authenticité. C’est vous-même, ma pauvre fille, qui l’avez mise sous le nez de Matsuyo. C’est une dédicace qui vous accable ! Elle prouve que non seulement vous connaissez cet homme, mais qu’il pense avoir des raisons de vous faire des cadeaux. Il aurait voulu vous compromettre, il n’aurait pas fait autrement. Vous êtes bien naïve, vous auriez pu détruire la boîte et garder les perles, mais voilà, la vanité !

— Oui, il m’a donné des perles, et alors ? »

Sidonie s’assit sur une « duchesse » Louis XV dont les bois grincèrent sous l’attaque. La chère femme mit, l’une après l’autre, ses jambes Empire sur l’espèce de pouf qui prolongeait le siège — il s’agissait d’une « duchesse brisée ». Jamais Eulalie Milpois n’avait semblé si maigre, si pâle, si décharnée. Une sculpture de Maillol décidée à régler son compte à un Giacometti.

« Votre but était de faire expertiser le tableau. Le soustraire quelques jours, et, dans le même temps, pousser Maher à le vendre. Difficulté : effectuer ces opérations sans attirer l’attention sur l’œuvre. D’où l’affaire de Florence. C’est un peu complexe, trop spectaculaire, mais réunit tous les avantages : dégoûter Maher du tableau en l’associant à de mauvais souvenirs, brouiller les pistes qui mènent à Uccello en ne dissociant pas ce panneau mésestimé de cette série d’œuvres inégales. Là, vous êtes forte, vous inventez cette histoire de dragons, suffisamment tordue pour qu’une fois découverte, elle paraisse vraisemblable. Que vous soyez allée retrouver l’histoire du régiment de Marbeuf…

— Je n’ai aucun mérite. C’était dans un des carnets de monsieur Bagenfeld. Il savait tout, lui…

— Vous commettez une erreur en pensant qu’un Japonais pouvait s’intéresser aux dragons. Cela nous a fait tiquer, dès le début, Matsuyo et moi. C’était une vue trop occidentale des collectionneurs du Japon. En tout cas, l’homme accepte votre plan. Embarquer Jeanne, l’échanger contre sept tableaux, authentifier en douce l’Uccello, puis tout faire retomber sur un comparse, le plus corruptible et le plus pur des amis de Maher : le naïf Konrad, acheté à prix d’or, mais auquel on ne dit pas tout. Il faut que les tableaux reviennent, qu’il y ait un coupable désigné, payé pour avouer, qu’ainsi l’affaire soit close. Interpol a baissé les bras. Tous les tableaux de prix volés depuis 1980 finissent à Tokyo ou à Yokohama. Konrad n’a été qu’un pion. Ce garçon-là, on aurait difficilement acheté son silence, mieux valait le payer à parler… Un an plus tard, on convaincrait sans peine Maher de se débarrasser d’un petit panneau fendu tout du long, sans intérêt et qui lui rappelle une triste histoire. Vous comptiez sans l’intelligence de Matsuyo…

— C’est faux !

— Quand Matsuyo a vu cette dédicace dans le couvercle de l’écrin, il est allé trouver votre commanditaire. Il a joué à celui qui savait, il lui a parlé de vous. L’homme est insoupçonnable, il est au Japon, il ne risque rien. Le coupable, aux yeux de la loi, c’est Konrad de Faulx. Notre Japonais a commencé à se laisser aller à raconter. Il n’est pas très fier de cette aventure. Cela a fini dans un beau gâchis. Jeanne est morte. Vous avez dû être horrifiée quand vous avez vu les conséquences de votre petite machination ?

— Je vous jure que je n’ai jamais voulu cela. »

Elle avouait. Sidonie Coignet ne lâchait pas sa proie :