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La première nuit que nous passions sans angoisse, sans crainte. La première nuit qui nous laissait faire des projets. Jeanne revenait avec nous. Elle s’appelait Didon, Tanit, Élissa, elle était reine de Carthage, souveraine des mers, laissée à l’abandon dans cette nuit sans vent. Nous ne la quitterions pas. Cette cathédrale était sa chambre, ici, s’élevait son bûcher. Ses ancêtres avaient l’air peints sur le papyrus d’un Livre des morts.

Ceinte de tours comme une ville, elle est montée, à cette heure où les navires ne sortent plus, sur ce lit décoré de plus de rostres que la mer. De la terre ont jailli les flammes qui consumèrent le corps d’Élissa, sur cette cendre ensuite est mort Saint Louis, au milieu d’une foule en armes qui priait pour sa guérison. Sur ces ruines de palais oublié, on a construit un effroyable Sacré-Cœur. Maher, pour préparer son effet, s’était arrêté de parler.

Nous nous redisions l’histoire du minuscule port carthaginois, cousin de Tyr, Sidon, Carthagène et Carthagène des Indes, ville de tous les peuples. Cette nuit, malgré la lune et les flambeaux, on distinguait à peine sur le mur de la vieille prélature les noms des chevaliers errants qui entouraient Louis IX. On ne voyait pas tellement plus loin que le rayon de notre lampe de poche. Elle éclaire moins de terrain qu’une peau de bœuf n’en couvrirait, puisque Carthage, selon la légende, ne devait pas être plus vaste.

Nous attendions que Maher s’explique, assis sur le remblai du port devant cette masse d’eau calme, dans la lumière qui dessine les joncs. C’est le secteur britannique des fouilles internationales et, en effet, on se croirait au bord d’un lac du pays de Galles. En archéologie aussi, chacun trouve ce qu’il apporte.

Maher parla de l’avenir avec des phrases lentes :

« Non loin d’ici s’élève une étrange ruine. Les Tunisiens l’appellent la Mohammedia. Un palais inachevé ; l’œuvre d’Ahmed Bey, qui avait visité Versailles. D’immenses jardins d’Orient, plus vastes que ceux de Le Nôtre, furent dessinés avant même qu’on n’ait tracé les plans des bâtiments. Très vite les travaux coûtèrent trop cher. Ce fut une ruine avant d’être un édifice. Elle existe encore, le temps est venu défaire ce qu’il n’avait pas voulu finir. La façade inachevée s’émiette, la végétation sculpte des chapiteaux, ça vous plaira. Je vous y emmènerai dès le lever du jour. Jeanne est enterrée à Metz, au cimetière de l’Est, avec les autres membres de sa famille, son vrai tombeau, pour moi, sera ici. Je vais la ressusciter. Son dernier voyage a son terme en Tunisie. Ce soir, nous accomplissons les premiers rites, ensuite, il faudra construire. »

Devenait-il fou ? Il continuait :

« J’imagine que si j’avais été enfant dans ce pays, c’est à la Mohammedia, dans ces cours sans portique, dans ces salles sans toit, dans ces galeries dallées de céramiques sans figures humaines, que j’aurais aimé venir jouer. Je me serais amusé à m’en croire le prince, à gouverner cet empire en désordre, ce palais éventré et décapé par les pluies de sable. La nuit, levant la tête dans ma salle du trône, j’aurais appris à reconnaître les étoiles. Et j’aurais aimé la nuit. Je n’aurais connu ni Konrad, ni Sidonie, ni Eulalie, ni Matsuyo, ni vous sans doute, peut-être pas Jeanne, j’aurais vécu comme un sauvage, en songe, j’aurais vieilli plein de sagesse. Une existence qu’a peut-être connue mon grand-père tunisien, ou pourquoi pas un de mes aïeux dont je ne sais rien, un de ceux qui vivaient à l’époque de ce Bey un peu timbré qui avait voulu emporter Versailles en Afrique.

« Pour racheter ces vies que j’aurais pu avoir, pour posséder ce passé qui n’a pas été le mien, pour montrer à tout le monde ce que vous seuls, vous avez vu, mes amis, j’ai acheté le palais effondré de la Mohammedia. Regardez, voici les plans : je les ai dessinés moi-même. C’était cela, la maquette dissimulée sous un drap que je comptais dévoiler, à Florence, à la fin de la fête. Avant d’être jamais venu ici. Je ne voulais vous la montrer qu’à cette place. La dernière caisse contient ce modèle réduit. Venez voir. Je ne sais pas si le projet vous plaira. On gardera à l’endroit son aspect inachevé, mais on le transformera en musée conçu pour mes tableaux. Je les montrerai au public, ici : et l’on viendra de loin pour les admirer, et pour voir aussi ce pays, où je n’ai pas vécu, où j’ai passé mon enfance dans mes rêves, pays, qui, je l’espère, aimera mon cadeau, comprendra que je lui offre ce que j’ai de plus précieux. Les enfants éplucheront des oranges sur les marches. Nous transformerons Cima da Conegliano en affiche, ses fruits en cartes postales. J’aurai apporté quelques pierres aux murailles de Carthage, un peu du trésor de chaque peuple, pour qu’on ne vienne plus semer du sel dans nos champs et maudire nos cités. Vous souriez ? Nous avons toujours accepté tout le monde, ici, depuis les navires de Didon. Ce sera une « fondation » La Fondation de Carthage, c’est joli non ? Le titre de cette vieille tapisserie, vous vous en souvenez ?

Je veux élever un temple pour l’art, un palais de toiles peintes qui résistera à tous les vents. Vous, si vous ne répugnez pas à vous exiler, vous en serez les conservateurs. J’aurais pu demander à Eulalie Milpois, mais je crois qu’elle passe demain au tribunal. Ses perles ont été dispersées à Drouot, il y a quelques jours, pour pas grand-chose. Sidonie a pas mal acheté. Acceptez mon offre. Ma Mohammedia vaudra bien votre château de Lieupart. »

Cet idéalisme nous touchait. Des idées d’enfant sage. Nous comprenions. Nous nous penchions sur la maquette, pour découvrir « notre » futur musée. La structure présentait beaucoup de défauts techniques, le projet manquait de légèreté, mais ce n’était pas une utopie : Maher disposait de grands moyens, son projet venait de recevoir le soutien de l’Unesco et du gouvernement tunisien. Le député-maire de Saint-Denis proposait déjà un jumelage. Maher avec son air de petit garçon traitait d’égal à égal avec les grandes personnes.

Nous avons alors peuplé d’ombres le port de Carthage. Il bruisse dans notre imagination : rade remplie de galères, collines ceinturées de chevaliers en armures argentées comme sur le tableau d’Uccello, étendards qui claquent, rames qui frappent l’eau.

Cette nuit ne ressemble à aucune autre, pleine d’images enfin à leur place : chaque tableau, chaque fantôme arraché à l’histoire, chaque pierre du futur édifice contient tant de songes. Elle efface nos autres nuits.

Nous écoutions Maher, plein de confiance : il construirait sa vie future sur les ruines de sa ville. Les ruines de sa vie. Les flambeaux étaient presque consumés et nous avons eu du mal à les éteindre avant de les ranger. Nous tournions le dos au port circulaire. Nous regardions la lune et les étoiles en direction du dôme de Saint-Louis que l’on voyait luire à l’orient.

Maher s’allongea sur le sable et ferma les yeux. Nous deux, unis dans ce palais des Muses que Maher venait de nous offrir, l’aboutissement de nos voyages, dans ce silence, dans cette nuit de Carthage, nuit enfin acceptée, attendue si longtemps, nous contemplions, sans oser l’interrompre, le demi-sommeil de notre demi-frère — qui allait s’endormir heureux.

*

Depuis dix ans, nous dirigeons la « Fondation Maher Bagenfeld ». L’architecture de Tadao Ando, choisie contre le projet initial, — celui de la maquette — a beaucoup fait pour la réputation du lieu. Nous avons enrichi la collection d’art du XXe siècle et d’arts extra-européens. Nos expositions commencent à compter à cause de la spécificité de cette collection sur le continent africain, les visiteurs viennent d’Australie autant que du Japon. Nous avons obtenu, l’an dernier, le « grand prix des musées » décerné par Patrimoine sans Frontières.