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« On prend votre voiture ! »

Nous nous sommes assis à l’avant, démarrage.

Cinq minutes après, Maher faisait un garrot à Konrad sur la banquette arrière. La balle n’était pas entrée dans la chair. C’est ainsi que cette nuit-là, un jeune couple prit en chasse des truands, dans une voiture de sport, à travers les rues de Florence. Comment notre bijou métallisé, inauguré la veille à grand renfort de ballons, de casseroles et de pancartes « Bon voyage », se trouvait-il devant la porte du palais ? Konrad nous avait sortis de la foule : il savait que notre véhicule serait le plus accessible. Pensant que nous partirions peut-être parmi les premiers puisque nous étions fatigués, il « avait pris la liberté de faire venir notre voiture ». Il nous expliquait ces détails, l’automobile qui devançait la nôtre s’enfonçait dans l’obscurité.

Après trois lacets, le Piazzale Michelangelo. Un coup d’œil suffit à repérer le socle de ce que nous savions être le “David de bronze”, hommage du XIXe siècle à Michel-Ange. Dehors, la plus belle vue d’Italie, la carte postale des cartes postales, Florence à nos pieds. Pas le temps de regarder. C’est tout l’amusement de traquer des bandits dans une ville que l’on connaît par cœur sans y être jamais allé. Le “David de bronze” prouvait que la Florence des livres d’art existait vraiment — et qu’elle nous attendrait.

La campagne. En pleine nuit, sur la route de Pise, la poursuite fut aisée. Des panneaux indiquaient FIPILI : Firenze-Pisa-Livorno.

La route bien droite. Konrad s’est tu. Jamais nous n’avions roulé aussi vite. Les visages tendus des deux amis reflétaient notre trouble, nos craintes. En face, la silhouette d’ennemis dont on ne savait rien, de plus en plus précise. Nous nous sommes approchés trop près. Détonations : pneus crevés, pare-brise en éclats. Dérapage vers un paysage de Ghirlandajo — le cyprès évité de justesse. Nous « n’avions rien ». Tout était perdu.

La nuit, ou ce qu’il en restait, dans un hôtel de Pise, où un camion de passage nous avait déposés, couverts de sang. Konrad, seul blessé, s’agitait beaucoup. Nous regardions la pleine lune sans parvenir à dormir. Pise, nous y avions passé quinze jours, avant notre mariage, embauchés à mettre au clair des fichiers dans la bibliothèque : la seule ville italienne que nous connaissions — notre travail à plein temps ne permettait pas les excursions — et il n’était pas question encore de voyage de noces.

Maher avait-il deviné que nous ne dormions pas ? Il frappa à notre porte. Ce jour-là, sans que nous y soyons pour rien, il a cessé d’être heureux. Son bonheur s’acheva quand commençait le nôtre.

« Elle s’appelle Jeanne, elle est française : personne ne sait à quel point je suis attaché à elle. Il faut qu’“ils” me connaissent bien. On avait reproduit sa photo, vous avez vu peut-être… Je leur laisserai tout… Depuis que je la connais, tout le reste a tant vieilli pour moi. La peinture ne compte plus vraiment. »

Et riant presque :

« Suis-je à ce point scandaleux ? Plus monstrueux, moi, que le jeune pianiste prodige qui a quitté la Roumanie et se promène dans les hôtels de luxe des capitales où il est encensé, que la petite Noire de Washington dont le pasteur a remarqué la voix dans la chorale, et qui devient célèbre, et si riche ? On ne devrait même plus s’étonner… Mais justement, il y a tout le reste… »

Maher répétait « tout le reste » avec un ton de mépris et d’attachement si mêlés que l’on croyait entendre le Tentateur proposer « tout cela » d’un geste, au Christ, sur la montagne, dans une petite peinture siennoise restée dans notre mémoire. Et ces paroles du démon ne nous paraissaient pas étrangères dans la bouche de cette espèce d’ange.

Konrad nous interrompit. Il était quatre heures du matin. Il avait téléphoné partout, donné le signalement de la voiture, fait installer des barrages sur les routes, contrôler les aéroports et la frontière : personne ne savait rien.

Avant de quitter Pise, pendant un des derniers quarts d’heure de la nuit, nous nous sommes promenés, dans les rues obscures, sous les étoiles. Nous ne retrouvions pas, dans le froid, les odeurs du marché en plein air que nous aimions ; la pâtisserie, où nous achetions des beignets qui nous mettaient du sucre partout, avait les volets clos. Nous avons revu, lointain dans notre souvenir, dépassant du mur aveugle du jardin des plantes, « le palmier de Pise », un arbre qui nous enchantait. Il avait l’air — vu de l’intérieur du jardin, par grand soleil — de pencher sous le vent pour tracer une ligne parallèle à la Torre pendente, au second plan, bibelot posé sur le toit des maisons.

Konrad nous avait rejoints. Le froid de la nuit le faisait trembler. Il se tourna vers Maher, appuyé à la voiture :

« Je crois que le plus sage serait de revenir à Nyon. »

CHAPITRE 3

Villa suisse

L’arrivée à Nyon, en hélicoptère, au milieu d’un brouillard glacé que l’hélice coupait au couteau, ne nous empêchait pas de discuter. Troisième jour sans dormir.

« Pourquoi avoir enlevé Jeanne ? Partir avec quelques tableaux était assez simple. Ils valent plus d’argent que tout le reste. Quand la collection a commencé, au début du siècle, ce n’était qu’une activité secondaire des Bagenfeld. Aujourd’hui, il est évident que si je liquidais tout, les toiles vaudraient dix ou vingt fois les usines.

— De petits truands ?

— Pas en pleine fête. Ils n’enlèvent pas.

— Surtout, à Florence, c’étaient les copies, les vrais tableaux ne quittent jamais la villa…

— Des copies !

— Oui ! Avec les lois italiennes sur le transfert d’œuvres d’art, je n’allais pas risquer de faire quitter la Suisse à mon Mantegna qui est sorti de Milan Dieu sait par quel miracle. Les Bagenfeld disposaient d’un jeu à peu près complet de copies parfaites… C’est ce que l’on envoie aux expositions, quand ce n’est pas un gouvernement qui subventionne officiellement, ou un échange de bons procédés avec le Louvre ou le Prado…

— Oui, pour le roi d’Espagne, Maher consent à se priver d’une toile ou deux pendant un mois ; mais pour des invités qui risquent de tout barbouiller avec la sauce des sushis…

— Il fallait qu’ils le sachent.

— La plupart des collectionneurs ont leurs faux : certains ateliers sont spécialisés, à Paris, à Naples… Le meilleur est un faussaire de Budapest qui travaille pour l’Olympe des amateurs.

— Les originaux sont répertoriés ; c’est invendable ces petites choses qui valent si cher.

— Mon excellent Konrad, c’est ce que disent les journaux quand il y a un vol de tableau célèbre ; il doit pourtant exister un marché de l’invendable…

— Nous saurons bientôt ce qu’ils exigent.

— Je donnerai tout. »

Nyon, servait de capitale à Maher. Il avait « sa maison » à Rome, à Paris, à Boston ou à Campamento, ses villas sur toutes les côtes. Dans la petite ville suisse, il tenait son quartier général, à l’instar de Laura Bagenfeld dans ses vieux jours. « Le berceau de la famille », disait-il, avec le sourire de celui qui n’y avait pas été bercé.

La villa n’avait rien d’une merveille d’architecture : vue depuis l’hélicoptère, un quadrilatère de pierre, toit d’ardoises, devant un carré vert au bord du lac, décor « non figuratif », prêt à recevoir la neige. Tout y était fait pour l’isolement, le repli ; pour y tenir un siège.