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— Quelque part au-delà de Polaris, dit Martha. Ils ont changé d’endroit, récemment. Ils sont sur une planète extrêmement agréable…

Tapie dans la hutte, Étoile du Soir apportait la touche finale à la poupée talisman qu’elle était en train de confectionner. Elle avait beaucoup travaillé pour qu’elle soit réussie et elle allait l’offrir au chêne aujourd’hui. C’était un bon jour pour le faire, se disait-elle, beau, doux et chaud. C’était l’un de ces jours qu’il fallait précieusement garder dans son cœur car les beaux jours se faisaient rares. Bientôt, les jours tristes avec leurs fantomatiques brumes froides qui envahissaient les arbres dénudés allaient venir, suivis du glacial vent du nord et de la neige. Dehors, elle entendait le réveil et les activités matinales du camp – le son clair de la hache sur le bois, le vacarme des chaudrons, les saluts amicaux, l’aboiement joyeux d’un chien. Plus tard, on reprendrait le défrichement des anciens champs, on débroussaillerait, on enlèverait les pierres entassées par les gelées des années passées, on ratisserait et on brûlerait les herbes pour dégager le sol et le préparer pour le labourage et les semis de printemps. Chacun serait absorbé par sa tâche (comme elle devrait l’être elle-même), il lui serait alors facile de quitter le camp sans se faire remarquer et de revenir avant que qui que ce soit ne se rende compte de son absence.

Elle se répéta qu’elle ne devait mettre personne au courant, ni son père, ni sa mère, et encore moins Nuage Rouge, le chef du clan et son propre aïeul dont des générations et des générations la séparaient. Car il n’était pas convenable qu’une femme eût un esprit tutélaire. Mais, à elle, cela lui semblait tout à fait normal. Ce jour-là, sept ans auparavant, les signes avaient été trop clairs pour qu’elle eût le moindre doute. L’arbre lui avait parlé, et elle lui avait répondu – comme si un père et une fille s’étaient annoncés l’un à l’autre. Ce n’était pas comme si c’était elle qui avait recherché cette parenté, se disait-elle, c’était la dernière chose qu’elle avait eue en tête. Mais, que peut-on faire quand un arbre vous parle ?

Elle se demanda si l’arbre allait lui reparler aujourd’hui. Se souviendrait-il, après une aussi longue absence ?

Ézéchiel s’assit sur le banc de marbre sous les branches tombantes de l’antique saule et tira sa grossière robe brune sur sa charpente métallique. Et tout cela n’était que prétention et orgueil ! pensa-t-il. C’était indigne de lui, car il n’avait nul besoin de s’asseoir ni de porter une robe. Une feuille jaunie tomba sur ses genoux en voletant – d’un jaune clair, presque transparent, qui tranchait sur le brun de la robe.

Il ébaucha un geste pour la faire tomber, puis la laissa où elle se trouvait. Qui suis-je, pensa-t-il, pour changer le cours de quoi que ce soit, même d’une chose aussi simple que la chute d’une feuille ?

Il cessa de contempler la feuille et leva les yeux. Là-bas, à quelque deux kilomètres au-delà des murs du monastère, solide sur le rempart rocheux qui surplombait les fleuves, se trouvait la grande maison de pierre – une vaste et imposante bâtisse aux fenêtres éclairées par le soleil matinal, levant ses cheminées vers Dieu, comme des mains suppliantes.

Ce sont les habitants de cette maison qui devraient être ici, à notre place, pensa-t-il. Il se souvint presque aussitôt que, depuis de nombreux siècles, il ne restait plus que deux personnes à l’habiter : Jason Whitney et sa femme, Martha. De temps en temps, quelques-uns des autres revenaient des étoiles pour rendre visite à leur maison natale – ou à la vieille maison familiale, selon le cas, car certains d’entre eux étaient nés dans les étoiles. Qu’avaient-ils à faire dans les étoiles ? se demanda Ézéchiel avec une ombre d’amertume. Leur intérêt réel ne pouvait pas être les étoiles, ni ce qu’ils trouvaient là-bas pour se divertir. Normalement, l’intérêt de tout être humain devrait être la condition de son âme immortelle.

Les feuilles bruissaient gentiment dans le bosquet d’arbres à musique à l’extérieur du monastère, mais les arbres étaient encore silencieux. Ils s’accorderaient plus tard dans l’après-midi pour le concert nocturne. Ce serait une chose magnifique à entendre, pensa-t-il avec une certaine réticence. Il s’imaginait parfois que leur musique provenait de quelque chœur céleste, mais il savait que ce n’était qu’imagination. D’autres fois, la musique qu’ils produisaient n’avaient rien d’une musique religieuse. C’étaient de telles pensées, se dit-il, ainsi que le fait de s’asseoir et de porter une robe, qui les avaient rendus, ses compagnons et lui-même, moins aptes à remplir avec foi la tâche qu’ils s’étaient assignée. Mais, un robot nu ne pourrait pas se tenir devant le Seigneur, se dit-il. S’il devait prendre la place de l’homme qui avait si totalement oublié, il devait porter quelques-uns des vêtements de l’homme.

Les vieux doutes et les anciennes craintes l’envahirent, et il resta assis, écrasé par leur poids. On aurait pu croire qu’il était possible de s’habituer à eux, se dit-il, puisqu’ils ne l’avaient pas quitté depuis le début (ni lui, ni ses compagnons), mais le temps ne les avait pas émoussés, ils étaient toujours aussi aigus et le blessaient toujours jusqu’au cœur. Et, au lieu de diminuer avec les années, plus ils lui étaient familiers plus ils devenaient douloureux, quand des siècles de réflexion sur les commentaires méticuleux et les nombreux ouvrages de recherche des théologiens humains n’avaient apporté aucune réponse. Tout cela n’était-il rien d’autre qu’un monstrueux blasphème ? se demandait-il avec angoisse. Des entités sans âme pouvaient-elles servir le Seigneur ? Ou bien, était-il possible qu’elles aient acquis des âmes au cours de leurs années de foi et de travail ? Il chercha une âme en lui-même (et ce n’était pas la première fois qu’il le faisait) et n’en put trouver aucune. Et même s’il en avait une, comment pouvoir la reconnaître ? se demanda-t-il. Quels étaient les ingrédients qui entraient dans la composition d’une âme ? D’ailleurs, pouvait-elle s’acquérir ou naissait-on avec ? Et si tel était le cas, quels étaient les caractères génétiques concernés ?

Lui et les autres robots (les autres moines ?) usurpaient-ils les droits des humains ? Aspiraient-ils, par péché d’orgueil, à une chose réservée à la race humaine ? Entrait-il dans leurs attributions (était-ce jamais entré dans leurs attributions ?) de tenter de sauvegarder une institution humaine et divine que les hommes avaient rejetée et dont Dieu lui-même pouvait bien ne plus se soucier ?

3.

Après le petit déjeuner, dans la quiétude de la bibliothèque, Jason Whitney s’assit devant son bureau et ouvrit l’un des journaux reliés qu’il avait pris parmi de nombreux autres sur l’étagère dans son dos. Il vit que ses dernières notes dataient de plus d’un mois. Non pas qu’il y ait eu alors une raison sérieuse d’écrire quoi que ce soit, pensa-t-il, la vie s’écoulait si paisiblement qu’il y avait peu d’incidents à rapporter. Peut-être vaudrait-il mieux replacer le livre sur l’étagère sans rien écrire, bien que, d’une certaine façon, écrire un paragraphe de temps en temps, à intervalles suffisamment rapprochés, soit, lui semblait-il, un acte de foi. Pendant le mois qui venait de s’écouler, rien d’important n’était arrivé. Personne n’était venu faire de visite, il n’y avait eu que des contacts de routine avec ceux qui voyageaient dans les étoiles, il n’y avait eu aucune information concernant les tribus indiennes, aucun robot ne s’était arrêté en passant, il n’y avait donc pas de nouvelles – encore que les robots apportassent plus souvent des rumeurs que de vraies nouvelles. Il y avait, bien sûr, des commérages. Martha était en conversation suivie avec les autres membres du clan, et quand ils s’asseyaient dans le patio pour écouter le concert nocturne, elle le mettait au courant de ce qui s’était dit dans la journée. Mais c’était surtout du bavardage féminin, rien qui vaille la peine d’être noté. Les lourdes draperies de l’une des hautes fenêtres se joignaient mal et laissaient filtrer un étroit rayon de soleil matinal qui tombait sur lui, éclairant ses cheveux gris et ses solides épaules carrées. Il était grand et mince, mais donnait une impression de force qui compensait sa minceur. Ses traits étaient rudes, plissés par quantité de rides minuscules. Sa moustache hérissée faisait pendant à des sourcils broussailleux qui surmontaient un regard d’acier profondément enfoncé dans ses orbites. Il restait assis sur la chaise, sans bouger, regardant la pièce et s’interrogeant sur la satisfaction sereine – et quelquefois même plus que de la satisfaction – qu’il éprouvait toujours ici, comme si la vaste et haute pièce tapissée de livres transmettait une bénédiction spéciale. Les réflexions de nombre d’êtres humains se trouvaient ici, se disait-il, celles de tous les grands penseurs de ce monde, bien en sécurité au sein des volumes reliés, alignés sur les étagères, sélectionnés et placés là par son grand-père, longtemps auparavant, afin que l’essence de la race humaine, l’héritage des pensées consignées par écrit soit toujours facilement accessible dans le futur. Il se souvint avoir toujours pensé que les caractéristiques essentielles de ces écrivains d’autrefois, leur présence impalpable, avaient au fil des ans imprégné cette pièce et, tard le soir, quand tout était tranquille, il s’était souvent surpris à converser avec ces hommes d’autrefois qui surgissaient du passé poussiéreux dans l’ombre du présent.