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Il y avait des livres tout autour de la pièce. Leur alignement n’était interrompu que par deux portes et, côté fleuve, trois fenêtres. Là où s’arrêtait la première hauteur de livres se trouvait une galerie protégée par une rambarde métallique décorative, et sur cette galerie, une seconde hauteur de volumes couvrait tous les murs de la pièce. Une pendule était accrochée au mur, au-dessus de l’une des portes, et il se disait avec étonnement que cette pendule avait fonctionné pendant plus de cinq mille ans, indiquant chaque seconde, de siècle en siècle. Elle marquait 9 h 15, et il se demandait quel était le décalage par rapport à l’heure exacte établie autrefois par les hommes, il y avait si longtemps. Il se rendait compte qu’il n’y avait aucun moyen de le savoir, mais cela n’avait plus d’importance, maintenant, le monde se porterait tout aussi bien sans pendules.

Dans cette pièce ne parvenaient que des bruits étouffés, le meuglement triste d’une vache dans le lointain, l’aboiement d’un chien tout proche, le caquetage hystérique d’une poule. Les arbres à musique étaient encore silencieux, ils ne commenceraient à s’accorder qu’au cours de l’après-midi. Il se demanda s’ils allaient jouer l’une de leurs nouvelles compositions ce soir. Il y en avait eu beaucoup, récemment. Si tel était le cas, il espérait que ce ne serait pas l’une des compositions expérimentales qu’ils essayaient depuis quelque temps. Ils pouvaient en jouer tant d’autres, il y avait un tel choix de bons vieux airs, mais ce qu’ils faisaient maintenant n’avait pas de sens. Il avait l’impression que cela avait empiré ces quelques dernières années, depuis que deux des plus vieux arbres étaient en train de mourir. Ils avaient commencé par perdre quelques branches et avaient de moins en moins de feuilles à chaque printemps. Bien sûr, il y avait de jeunes arbres pour prendre leur place – et c’était peut-être là l’ennui. Il leva la main, caressa sa moustache d’un air soucieux, et souhaita pour la millième fois connaître l’art de soigner les arbres. Évidemment, il avait consulté quelques-uns des livres, mais il ne semblait rien y avoir qui puisse lui être utile. Et même s’il avait trouvé, rien ne prouvait que les arbres à musique répondraient au même traitement que les arbres terrestres.

Un bruit de pas lui fit tourner la tête. Thatcher, le robot, entrait par la porte.

— Oui, qu’y a-t-il, Thatcher ?

— C’est M. Horace Nuage Rouge, monsieur.

— Mais Horace est au Nord, au pays du riz sauvage !

— Il semble que la tribu se soit déplacée, monsieur. Ils campent au bord du fleuve, à l’emplacement de leurs campements d’autrefois. Ils projettent de remettre en état les anciens champs et de planter une récolte pour le printemps prochain.

— Tu lui as parlé ?

— C’est une vieille connaissance, monsieur, et nous avons naturellement échangé quelques mots, dit Thatcher. Il a apporté un sac de riz.

— J’espère que tu l’as remercié, Thatcher ?

— Oh ! bien sûr, monsieur, je n’y ai pas manqué.

— Tu aurais dû le conduire ici.

— Il a dit qu’il ne voulait pas vous déranger si vous étiez en train de travailler, monsieur.

— Je ne suis jamais vraiment occupé, tu le sais bien.

— Alors, je vais le prier d’entrer, dit Thatcher.

Jason se leva, fit le tour du bureau et attendit son ami debout. Depuis combien de temps ne l’avait-il pas vu, se demandait-il ? Quatre ou cinq ans ? Cinq ans sûrement. Il était descendu jusqu’au camp dire au revoir à son vieil ami et, une fois que la tribu eut embarqué, il était longtemps resté au bord de l’eau, sur les galets, à regarder la longue file de canoës remonter rapidement le fleuve et le sillage étincelant que donnait chaque coup de pagaie avec le soleil.

Nuage Rouge avait le même âge que Jason mais paraissait plus jeune. Quand il pénétra dans la pièce recouverte de tapis, sa démarche était celle d’un jeune homme. Ses cheveux noirs, sans la moindre trace de gris, étaient séparés au milieu en deux lourdes tresses qui retombaient sur son torse. Son visage était hâlé mais n’avait aucune ride, en dehors de minuscules pattes d’oie au coin des yeux. Il portait une veste et des jambières de daim et avait des mocassins aux pieds. Il tendit à Jason une main large et calleuse aux doigts courts et carrés.

— Cela fait bien longtemps, Horace, dit Jason. Je suis heureux de te voir.

— Tu es le seul qui m’appelle encore Horace, répondit Nuage Rouge.

— Bon, dit Jason, veux-tu que je t’appelle chef ? Ou Nuage ? Ou peut-être Rouge ?

Nuage Rouge eut un large sourire.

— Quand c’est toi qui le dis, Horace va très bien, Jason. Nous avons été jeunes ensemble, tu t’en souviens bien. Et cela me rappelle le temps où nous courions les bois tous les deux. Nous nous sommes entaillé les poignets et nous avons collé les blessures l’une contre l’autre pour mêler nos sangs – en tout cas, nous pensions que nos sangs se mêleraient, mais j’en doute. D’ailleurs, cela n’a pas d’importance, c’est le symbole qui compte.

— Je me souviens, dit Jason. Je me souviens du premier jour quand ta tribu est arrivée par la rivière en pagayant et que vous avez aperçu la fumée qui sortait d’une de nos cheminées. Vous êtes tous venus voir ce que c’était, tous avec armes et bagages. Et c’est là que nous avons appris, ta tribu et nous, habitants de cette maison, que nous n’étions pas seuls, que d’autres existaient.

— Nous avons fait de grands feux dans le pré, dit Nuage Rouge. Nous avons tué un bœuf ou deux et nous avons fait un barbecue. Puis nous nous sommes mis en cercle et nous avons dansé autour des feux en chantant et en poussant des cris. Ton grand-père, d’heureuse mémoire, sortit un tonneau de whisky et nous nous sommes tous plus ou moins enivrés.

— C’est à ce moment que nous nous sommes rencontrés pour la première fois, dit Jason. Deux adolescents prêts à épater le monde – sauf qu’il n’y avait pas de monde à épater. Il y a eu entre nous une sympathie presque immédiate. Nous avons chassé et péché ensemble, parcouru les collines et pourchassé les filles.