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N’empêche qu’on a fière allure là-dessus, tout de noir vêtus, brandissant nos instruments dans la nuit glauque du monde, comme d’autres avant nous agitaient des épées !

Mon bureau est installé sous la fenêtre. La vue sur les toits n’est pas terrible mais est-ce que j’aurais pu travailler avec un paysage sublime sous les yeux ? Déjà que je n’en fiche pas lourd. Je ne suis pas fainéant, non. Seulement, le groupe de musique et l’Association me prennent beaucoup de temps.

Mon estomac émet un long gémissement, comme s’il compatissait avec mes états d’âme. Le boulanger était fermé en sortant de l’institut.

J’ai une dalle monstrueuse.

Heureusement, Sabrina a laissé dans le frigo de la cuisine de quoi nourrir un régiment. C’est une excellente cuisinière et elle aime me gâter.

Sabrina, c’est un peu la caution parentale. « On ne rentrera que la semaine prochaine mais Sabrina sera là tous les jours », « Demande à Sabrina si tu as besoin de quelque chose ! ». Sabrina m’aime bien et moi aussi. Mais je fais partie de son travail, pas de sa vie. Elle a ses propres enfants, qui ne la ménagent pas. « Ces adolescents ! dit-elle tout le temps avec son accent sud-américain en levant les bras au ciel. Ils vont me rendre folle ! » Je sais qu’elle me trouve bien élevé et responsable.

Bien élevé, c’est subjectif. Il m’arrive de roter bruyamment quand je suis avec mes potes et je me colle rarement à la vaisselle. Mais je dis bonjour-merci-au revoir, je tiens la porte d’en bas à la voisine quand elle a les bras chargés de courses et je me lève dans le bus quand je vois une vieille debout. On peut héberger une tempête dans son cœur sans pour autant se comporter comme un gros porc, non ?

Je récupère le plat de lasagnes fumant dans le four (pas de micro-ondes, ça joue avec la structure des choses et c’est pas bon, parole d’alchimiste) et une cuillère dans le tiroir, je glisse une pomme dans ma poche et une bouteille d’eau fraîche sous mon bras, puis je fonce m’affaler dans le sofa du salon.

Le salon, c’est une autre province de mon royaume.

Celle-là, Sabrina a le droit d’y aller.

Question de salubrité…

Je mange dans le salon, je reçois mes potes dans le salon, je regarde des films dans le salon, sur un écran plat géant qui donne l’impression, lumières éteintes (raclements de gorge, conversations étouffées et bruits de mains fourrageant dans les cornets de pop-corn en moins), d’être au cinéma.

Je commence par engloutir deux grosses cuillères de lasagnes puis je brise le sceau et j’ouvre l’enveloppe que Walter m’a donnée tout à l’heure.

Mon cœur s’accélère tandis que je découvre les paramètres de la mission.

A priori, ça a l’air simple. Je dois rencontrer ce soir des humains et leur poser des questions (la liste qui les énumère est agrafée derrière). L’Association soupçonne ces individus de vendre de la drogue. Plutôt banal.

Sauf qu’ils ne la fourgueraient pas à n’importe qui ! Ils vendraient leur came aux vampires…

C’est pourquoi l’Association est sur le coup et pas la police.

Tout devient parfaitement clair : Fabio était bel et bien drogué hier soir.

Ce que je ne comprends pas, par contre, c’est pourquoi ces types prennent le risque de violer la règle de non-interférence entre Normaux et Anormaux. Parce que si cette information est confirmée, ils risquent gros. Très gros. L’Association compte parmi ses Agents des « nettoyeurs » spécialisés dans l’élimination de ceux qui ne respectent pas les Hautes Lois, les lois communes à nos deux mondes.

– L’argent, Jasper, encore l’argent, je dis à voix haute en soupirant. Voilà la motivation !

La plupart du temps, les vampires sont très riches. Ils ont des siècles pour faire fortune.

L’importance de ma mission me saute soudain aux yeux.

Je pose le plat de lasagnes sur la table basse.

Je n’ai plus faim.

Bon sang, un trafic de drogue impliquant des humains. Pourquoi est-ce que Walter m’a envoyé là-dedans ? Je ne suis que stagiaire !

Je relis les modalités de mon intervention : je dois poser les questions jointes et faire mon rapport. Rien de glorieux en perspective, mais de ce rapport dépendra le sort de ces humains.

Une sacrée responsabilité.

Je n’ai pas intérêt à me planter !

Je regarde ma montre. Je dispose d’une heure. Largement le temps de réaliser la petite expérience à laquelle je songe depuis que j’ai quitté l’antre du Sphinx.

Je regagne le fond de l’appartement, mais au lieu de prendre à gauche, où se trouve ma chambre, je tourne à droite. Je sors une clé de ma poche, déverrouille la porte et entre dans une pièce baignant dans la pénombre.

C’est le second endroit où Sabrina a l’interdiction absolue de mettre les pieds.

Question de sécurité.

C’était la chambre d’amis, je l’ai transformée en laboratoire. Elle dispose d’un lavabo, ce qui est quand même bien pratique.

De toute façon, mes parents ne reçoivent jamais d’amis.

J’y fais des expériences et prépare mon arsenal personnel sur une table massive posée au centre, piquée dans la salle à manger. Je l’ai équipée de brûleurs, d’alambics et d’outils qu’on trouve plus fréquemment chez les tailleurs de pierres ou les forgerons.

Contre un mur, une bibliothèque regroupe tout ce que je peux glaner concernant les pratiques magiques et les Créatures hantant la part sombre de notre monde. Depuis les récits légendaires jusqu’aux Livres des Ombres trouvés (selon leur aspect) chez les bouquinistes ou les antiquaires, en passant par quelques romans et BD particulièrement inspirés. Certains auteurs sont des médiums qui s’ignorent, dit souvent ma mère qui, paradoxalement, a plutôt des goûts de chiotte en littérature (je ne cite pas ses écrivains préférés, je n’ai pas l’âme d’une balance).

D’autres étagères accueillent des bocaux pleins d’herbes, des flacons d’huiles et des bouteilles de potions, des sachets remplis de poudres. Dans une multitude de boîtes sont rangés des pierres et des bouts de métal, attendant d’être travaillés ou utilisés tels quels.

Je récupère ce dont j’ai besoin puis j’allume une grosse bougie posée sur un chandelier d’allure médiévale, placé à l’est.

C’est mon premier acte magique.

Tout rituel fait intervenir le feu sous ses deux formes : la flamme qui éclaire et le charbon qui chauffe. Mon deuxième acte est donc de ranimer le brasero en bout de table.

Je vérifie ensuite que le petit chaudron en bronze, placé sur un trépied au-dessus d’un bec benzène éteint, est rempli d’eau.

Beaucoup de sorciers préfèrent utiliser une belle coupe ouvragée pour accueillir cet élément. J’ai toujours pensé que, comme un bon artisan, un bon magicien devait s’intéresser davantage à l’objet qu’il travaille qu’à ses outils.

Je déplace mon chaudron pour qu’il soit positionné au sud.

Machinalement, je mets en marche un ventilateur de poche fixé sur l’étagère, au nord. Au début, j’utilisais un ventilateur plus puissant mais il faisait s’envoler les feuillets, dispersait la poudre et troublait les potions.

Là aussi je sais que de nombreux praticiens vont chercher dans la symbolique de l’air de multiples manières d’incarner l’élément. Après avoir beaucoup réfléchi, j’en suis arrivé à la conclusion que le meilleur moyen de représenter l’air, c’est l’air lui-même.

Enfin, je sors la pomme de ma poche et la tranche en deux dans le sens horizontal, de façon à obtenir deux pentagrammes parfaitement naturels que je pose dans une assiette en terre cuite, à l’ouest.