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Le froid me saisit dans la rue. Je remonte mon col, ajuste l’écharpe (noire évidemment) ajoutée ce matin à ma panoplie antifroid, avant d’adopter un pas rapide et de prendre la direction du métro.

C’est à ce moment-là que j’aperçois sur le trottoir d’en face un homme en train de m’observer.

Attentivement.

Je délire peut-être. On devient vite parano à force de côtoyer le bizarre. N’empêche que ce type me dévisage.

Ma tenue vestimentaire n’est pas extravagante, je n’ai pas de bouton sur le nez, on ne se connaît pas, bref, aucune raison valable de s’intéresser à moi.

Sauf si c’est un pervers ou quelqu’un qui a percé à jour mon statut d’Agent stagiaire de l’Association.

J’opte pour la seconde option, nettement moins flippante.

Je consulte ma montre. J’ai le temps, alors autant ne prendre aucun risque.

Je balaie les alentours d’un regard insistant, à la recherche d’une idée. J’avise la vapeur blanche crachée par un évacuateur d’air dans une ruelle, un peu plus loin. Un bar. Féroce !

Un plan s’élabore dans ma tête.

J’entre dans l’établissement occupé par une poignée de vieux jouant aux dés devant un verre de muscat et avance jusqu’au comptoir. Le patron est une patronne aux traits flous et aux boucles lasses. Je commande un café, un grand verre d’eau et les toilettes.

J’en profite pour vérifier si mon suspect me file toujours le train. Bingo, comme s’exclameraient nos amicales voisines du premier. L’homme s’est arrêté en face du bar pour se plonger dans la lecture d’une affiche vantant les mérites d’un sommier.

Je le détaille à mon tour. Taille standard, manteau gris, tête de Monsieur Tout-le-monde. Rien de particulier.

Je me fais peut-être un film. Ou pas. De toute façon, j’applique un principe de précaution.

Je m’enferme dans les toilettes, relativement propres à mon grand soulagement. J’ouvre la fenêtre qui (re-bingo) donne sur la ruelle.

Je sors alors l’herbier de ma sacoche.

Le monde moderne a produit quelques très bonnes choses, comme le caramel au beurre salé, les Doors ou le philosophe Gaston Saint-Langers, mais il faut reconnaître qu’il a tout faux sur pas mal d’autres plans.

La nature, par exemple.

La magie n’est possible que par la nature. Nature qui porte en elle une part d’ombre et des secrets. Elle n’a pas de volonté, pas de pensée. Elle existe. Autonome. Libre et indifférente, sauf pour ceux qui déploient des efforts pour lui parler : les magiciens, sorcières et assimilés. Les magiciens n’essaient pas d’appliquer au monde leurs concepts humains, ils ne le regardent pas de haut, ne tentent pas de le soumettre. Ils s’y promènent et sollicitent des alliances de circonstance…

Enfin, tout ça pour expliquer que je vais me sortir de cette mauvaise passe avec l’aide de mon herbier, et pas de la balayette à chiottes !

Je commence par poser sur le couvercle des toilettes un brasero miniature. J’y introduis un morceau de charbon, que j’allume avec un briquet. Puis je choisis les plantes séchées que je vais brûler : camomille pour ses vertus de concentration des énergies, fougère pour ses capacités à éloigner les personnes malintentionnées et houx pour ses aptitudes à renforcer les sorts et étendre leur durée. On peut utiliser les plantes de plusieurs manières, en poudre ou en décoction par exemple, mais le sort d’illusion que j’ai en tête réclame de la fumée.

En même temps que les plantes se consument dans mon brasero, je prononce les mots qui activeront leurs pouvoirs, définiront l’objectif et leur donneront l’envie de m’aider à le réaliser :

Ce qui se traduit par : « Equen : meran i seyëal nin, laurina olva ar filqe ar piosenna, arwa sameo hisëo, an i cotumo etementa… » et signifie à peu près : « Je dis que je veux que vous me ressembliez, camomille et fougère et houx, avec l’aide de la brume, pour bannir l’ennemi… »

Plutôt alambiqué mais d’habitude les plantes apprécient. D’ailleurs, la fumée se stabilise. Les volutes se regroupent, ondulent dans l’air comme des serpents. Puis elles glissent dans la ruelle par la fenêtre ouverte.

Je grimpe sur la cuvette afin de les accompagner du regard.

Le ruban de fumée se dirige vers le nuage de vapeur et entame une curieuse danse du ventre. Je découvre généralement en même temps que je les lance la façon dont agissent mes sorts. J’ai parfois de mauvaises surprises mais ce coup-ci, c’est plutôt chouette ! La vapeur blanche se mélange à la fumée et je retiens un hoquet de stupéfaction : dans la ruelle, un clone de moi-même vient d’apparaître. Rien ne manque, ni la sacoche ni les cheveux ébouriffés. Seul un œil exercé remarquerait un léger flottement au niveau de l’attitude. Mon style est inimitable, je le crains.

L’illusion attend d’être repérée puis s’en va dans la ruelle. Génial ! Je suis génial ! D’après mes calculs, l’illusion va balader l’inconnu pendant environ vingt minutes avant de trouver un moyen pour filer à l’anglaise et se dissoudre comme un morceau de sucre dans une tasse de thé.

Tout à mon autocongratulation, je manque de me faire repérer par le type qui emboîte le pas à mon fantôme et je dégringole de la cuvette.

J’étais donc bien suivi.

Pas de temps à perdre. Je jette le charbon incandescent dans les toilettes, tire la chasse, enveloppe le brasero dans un morceau de papier journal et le fourre avec l’herbier dans ma sacoche.

Je regagne ensuite le comptoir, où la patronne me fusille du regard (sûr qu’elle croit que j’ai usé et abusé des chiottes). J’avale mon café tiède d’une traite, vide goulûment le verre d’eau (j’avais le gosier comme une râpe à fromage), pose une pièce sur le comptoir et quitte le bar fissa en direction du métro.

Je sais que l’incident doit être signalé à l’Association. Je m’en occuperai à la première occasion, promis. La perspective d’un autre rapport (et donc d’un autre tête-à-tête avec mademoiselle Rose) me coupe l’envie de jouer au stagiaire modèle.

Je préfère de loin me réjouir de mon succès. Car j’ai réussi un coup… fumant !

Je me surprends à chantonner :

« Riders on the storm

Into this world we’re thrown1… »

1 The Doors, « Riders on the storm ».

2

Je n’aime pas le lycée. Enfin, ce n’est pas tout à fait exact. Ce que je n’aime pas, c’est l’obligation d’y aller. Devoir rendre sa vie compatible avec les horaires de l’administration scolaire, voilà qui rapetisse l’exploit du saumon remontant les torrents !

Des millions d’années d’évolution pour en arriver là : se rassembler en troupeau à l’appel d’une sonnerie ! Se couler dans un moule conçu pour tout le monde et donc personne, s’obliger à des efforts surhumains comme se lever avant le soleil et (pire) essayer de ne pas s’endormir pendant le cours de maths, en échange de bonnes notes sur un carnet censé plaire aux parents (je parle de ceux des autres) !

Bon, j’exagère, j’exagère toujours. Mais l’école évoque pour moi d’innombrables heures d’ennui, un ennui trompé par mille rêveries généralement incompatibles avec les bonnes notes évoquées un instant plus tôt.

Il n’y a que deux trucs qui sauvent à mes yeux cette institution d’une destruction nucléaire méritée : les filles et les copains. Surtout les filles.

Non, d’abord les copains. J’en ai deux (des copains…) : Jean-Lu et Romu.

On s’est trouvés en entrant au lycée, comme se reniflent entre eux les chiens qui n’ont pas eu de chance, abandonnés au bord du chemin, contemplant le monde avec de grands yeux tristes. Ce qui se ressemble s’assemble, dit-on.

C’est pas faux (et je sais ce que ressembler veut dire !).