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— Je suis Arglaë, Arglaë Guppelnagemanglang üb Transgereï.

J’aime bien sa voix qui, quoique grave, reste très féminine.

— Transgereï ? Ça me dit quelque chose. C’est un mot qu’Erglug…

— Erglug est mon frère. Mon grand frère.

Son grand frère. Je fais pivoter nerveusement ma tête dans toutes les directions.

— Il sait que vous êtes là ?

Elle rit et son rire n’a rien d’un rugissement.

— Détends-toi, il est parti s’amuser avec ses copains.

— Se détendre, vous en avez de bonnes ! Je suis potentiellement au menu, moi, ce soir !

Elle fronce les yeux puis éclate de rire.

— C’est vrai que tu es drôle ! Mais non, tu n’as rien craindre. Tu es l’invité de mon frère. Et chez les trolls l’hospitalité, c’est sacré.

— Eh bien, ça me rassure. Pas beaucoup mais un peu. Et, euh, vous êtes sa sœur depuis longtemps ? je demande avec cet à-propos qui fait de moi le brillant causeur qu’on s’arrache dans les salons.

— Tu tutoies Erglug et tu me vouvoies, dit-elle avec une moue adorable. Soit tu cherches à me défier en combat singulier, soit tu me considères comme une vieille !

Adorable.

Hein ? En combat singulier ? N’importe quoi !

— C’est que vous… c’est que tu m’intimides.

— Moi ou Erglug ? me taquine-t-elle.

— Les deux, à y réfléchir. Non, ce n’est pas vrai. Surtout toi (je respire à fond). Mais je ne me suis pas présenté : je m’appelle Jasper. Jasper, de l’Association. Stagiaire.

— Je vais t’appeler Jasper, ça sera plus court. Et pour répondre à ta question, je suis la sœur de mon frère depuis dix-sept ans.

— J’en ai seize, je dis en bombant ridiculement le torse.

— À seize ans, un troll est un homme, me répond-elle en me faisant le coup du papillon avec ses paupières.

— Ah, je réponds avec ma vivacité coutumière, sur un ton rauque inhabituel dû au fait que c’est la première fois que je me fais ouvertement draguer par une fille.

Je veux dire une trolle. Enfin, ça revient au même, on va pas tripot… chipoter.

Elle s’approche et me considère attentivement. Sa démarche est hyper sensuelle. Je me demande comment réagiraient Romu et Jean-Lu à ma place. « La vache… », dirait sans doute le premier en se grattant la tête.

« Ahouuuuu ! » hurlerait le second en levant les bras (pour commencer) dans un geste de victoire et remerciement aux dieux.

— Un peu maigre et pas très grand, commente la trolle en me tournant autour. Pas de poil. C’est exotique ! Surtout (elle ferme les yeux en reniflant), il émane de toi de la puissance. Une très grande force. Par Krom ! Ça me plaît !

D’autorité elle me prend par la main et m’entraîne l’opposé de la clairière. Elle récupère au passage, derrière un arbre, une fourrure épaisse.

— Euh, Arglaë ? On va où ?

— Dans un endroit tranquille.

Je fais la grimace.

— Tu vas me manger, c’est ça ?

Elle me regarde et fait une mimique gourmande.

— On peut dire ça comme ça !

Bon sang, Jasper. Si c’est bien ce que tu crois, ça craint… Ça serait moins flippant si elle comptait te manger vraiment !

— Attends Arglaë, attends.

Elle s’arrête et m’observe avec ses grands yeux, comme un animal curieux. Je prends mon courage (ou ma lâcheté, comme on veut, je ne vais pas refaire le coup de la bouteille) à deux mains.

— Je ne peux pas, euh, aller avec toi là-bas.

Si c’est pas net, ça, hein ? Clair, propre, efficace !

— Pourquoi ? Je ne te plais pas ? Je ne suis pas assez bien pour toi ?

La voix d’Arglaë s’est transformée en quelque chose de coupant. De menaçant.

— Pas du tout ! C’est pas ça. Tu ne comprends pas…

— Eh bien, explique-moi.

Je n’y couperai pas. À l’explication ou au coin tranquille. Mais qu’est-ce que je peux lui dire ? Que je meurs de trouille ? Que je ne l’ai jamais fait, même avec une vraie fille ? Alors avec une trolle et ses exigences inévitablement hors norme…

Je sais que je serai pitoyable et j’en tremble.

Soudain, l’éclair de génie. L’échappatoire sublime !

— Je… Mon cœur est pris.

Finalement, une trolle et une fille, ce n’est pas si différent. Pour ce que j’en sais en tout cas. Je la vois d’abord se rembrunir, me considérer avec sévérité avant de fondre sous mes yeux. J’en éprouve un soulagement béat. En même temps qu’un regret immédiat et un certain dégoût de ma personne.

— Que c’est romantique, Jasper ! C’est une humaine ?

Arglaë a posé la fourrure par terre et s’est assise dessus. Je la rejoins. Il commence à faire très froid, maintenant que la course et le feu sont loin.

— Oui.

— Elle a de la chance, soupire-t-elle en laissant son regard se perdre dans les branches. J’aimerais bien trouver le troll qui me proposera d’aller cueillir une étoile là-haut, pour moi.

— Si je… S’il n’y avait pas déjà quelqu’un, je lui dis sous le coup d’une émotion sincère, je serais allé te la chercher, ton étoile. Même si je ne suis pas un troll.

Elle se tourne vers moi. Sa poitrine frôle la mienne. Je déglutis péniblement.

— C’est vrai, Jasper ? Tu penses vraiment ce que tu dis ?

— Oui, je réponds d’une voix étranglée, tandis que ma testostérone fait une embardée.

— Je ne l’oublierai pas, souffle-t-elle en s’allongeant sur le dos.

Boum boum boum boum. On entend le tambour de la fête jusque-là. Non, pas le tambour. Les battements de mon cœur affolé. Je m’allonge à mon tour.

— Jasper ? me chuchote Arglaë.

— Oui ? (Un oui venu de je ne sais où, tant j’ai la gorge serrée.)

— Je peux venir dans tes bras ? Juste dans tes bras. J’ai pas envie d’être seule, ce soir.

Je ne réponds rien, je me contente de lui proposer mon épaule. Elle y pose sa tête, rabat la fourrure sur nous et soupire d’aise. Je sens ses seins, durs et fermes, contre moi. Je continue à trembler, de tous mes membres.

Je reste un long moment sans bouger, les yeux grand ouverts.

Puis le bruit d’une respiration régulière m’arrache au tourbillon de mes pensées. Celle qui aurait pu être ma première vraie petite amie et que j’ai repoussée avec des mots plus puissants que ceux d’un sort majeur, Arglaë Guppelnagemanglang üb Transgereï du clan de l’île-aux-Oiseaux, s’est endormie.

Ma mère en profite pour faire irruption dans mon esprit.

D’habitude, blotti contre une fille, on pense à tout sauf à sa mère. Mais je revois la mienne battre son jeu de tarot, l’autre jour, et me lire mon avenir dans trois cartes : la Force, belle, rebelle et sauvage, en train de terrasser un lion ; l’Impératrice, sereine et souveraine, hésitant à s’envoler vers les étoiles ; et l’Amoureux, idiot et emprunté, confronté à un choix difficile.

Ombe. Arglaë. Et Jasper.

Ma mère avait raison.

Je suis bel et bien dans la merde.

4

— Debout, jeune mage sybarite !

Mes yeux refusent de s’ouvrir. Collés par le gel, sans doute. Malgré l’épaisseur de la fourrure, le froid glacial du petit matin me saisit. Debout. Oui maman. Mais… Que tu as une grosse voix (c’est pour mieux te réveiller mon enfant) ! Que tu as de grosses mains (c’est pour mieux te secouer, pauvre idiot) !

— À en croire Hiéronymus, reprend Erglug, il paraît que « l’homme se différencie du chien par sa faculté de se tenir de temps en temps sur deux pattes ». Je veux voir ça !

Plus encore que la main du troll me secouant sans ménagement, c’est l’utilisation du mot chien qui me réveille brutalement. Je jette un regard affolé autour de moi. Mais Arglaë n’est plus là. Avec un peu de chance, Erglug ne saura même pas que…