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— Si c’est ma sœur que tu cherches, elle s’est levée avant le soleil pour partir, comme d’habitude, Krom sait où. Juste après m’avoir dit qu’elle avait passé avec toi la plus belle nuit de sa courte vie.

Je dévisage Erglug, inquiet, à la recherche du signe avant-coureur d’une grosse colère.

— Écoute, je dis avant qu’elle n’éclate, je te promets que je n’ai pas…

— Je sais, jeune mage chanceux, me susurre le troll avec une grimace de psychopathe. Si Arglaë s’était vantée auprès de moi d’une nuit agitée par autre chose que des cauchemars, ce sont mes dents arrachant un morceau de ton épaule qui t’auraient réveillé.

Carrément. Il y a donc un dieu pour les jeunes mages vertueux !

— Ta sœur te dit tout ?

— Elle ne me cache rien. C’est sa façon à elle d’attirer mon attention.

Puisqu’il semble que je vais vivre encore un peu, j’accepte de quitter la chaleur de la fourrure, pleine encore du parfum de la trolle. Un parfum d’herbe fraîche et de regrets (mon regard bascule sur Erglug). Ou pas !

— Quel est le programme ? je demande en essayant d’étouffer les gargouillis de mon estomac.

— Tu veux dire, en dehors de mettre de la distance entre ma sœur et les fantasmes débridés qui te travaillent ?

Erglug me tend une tranche de viande froide posée sur un morceau de pain.

— D’abord, continue-t-il, prendre des forces. Puis t’activer un peu pour trouver une piste. C’est toi le magicien, non ? Alors cesse de perdre du temps. « Les jours sont des fruits, dit Jean Giono, et notre rôle est de les manger. »

Je mords avec reconnaissance dans l’énorme tartine que le troll m’a préparée, ce qui m’évite de chercher une contre-citation à lui renvoyer. De toute fachon, il a raichon. Ch’est moi le magichien de cherviche. Va falloir achurer. Parce que (j’avale ma bouchée) j’ai bien peur qu’Erglug, désormais, se montre moins patient avec moi. Tout ça à cause d’une fille. Le monde des trolls n’est décidément pas très différent de celui des humains.

Je n’attends pas que mon estomac soit rempli pour échafauder un plan. En repoussant Arglaë dans un coin de mon esprit (pas facile, elle tient de la place), je réfléchis, je me lance à la recherche d’une solution d’une manière d’agir, d’une direction.

Réfléchir, c’est ce que j’aurais dû faire cette nuit. Si les jeunes gens ne vont pas aux mêmes feux de camps que leurs parents, c’est pour une bonne raison ! J’imagine Erglug en train de m’arracher l’épaule… Brrr ! Je m’ébroue pour chasser cette pensée à laquelle se superposent les souvenirs encore frais (ou chauds, c’est selon) de ma nuit contre Arglaë.

Puis la trame d’un sort se dessine lentement dans mon esprit.

C’est comme ça depuis toujours, je ne peux pas m’empêcher de cogiter. Pour le pire bien souvent, mais aussi parfois le meilleur.

Je passe mentalement en revue le contenu de ma sacoche.

Ça devrait marcher.

Mieux que mon fiasco de tout à l’heure, j’espère. « Mon cœur est pris. » Quel débile ! Comment tu veux espérer quelque chose après ça ? Une fille te fait comprendre que tu lui plais. Premier miracle. Elle se révèle entreprenante. Deuxième miracle. Dans son regard il y a la promesse de tous les trucs dont tu rêves depuis des années. Troisième miracle. Et qu’est-ce que tu fais ? « Mon cœur est pris. » N’importe quoi aurait été préférable, tiens même : « Pas ce soir, j’ai la diarrhée. » Tu dis à cette fille que tu es amoureux d’une autre. Et puis, en même temps que tu mets une distance infranchissable entre elle et toi, en te hissant sur des hauteurs de noblesse, tu n’as qu’une envie : lui peloter les seins.

Se servir de sentiments élevés pour dissimuler sa peur, à la rigueur. La lâcheté pousse à tout. Mais les salir avec des pensées franchement triviales, non, mon vieux, non !

Il y a des fois où on se sent franchement minable.

— Tu es prêt, jeune mage tourmenté ? D’après ce que j’ai compris, tu as sagement économisé tes forces cette nuit. Il est temps de s’en servir.

Toujours ce sourire moqueur. Erglug commence franchement à m’énerver.

— Je suis prêt, gros troll sarcastique, je réponds en oubliant que, quelques minutes plus tôt, il était prêt à me bouffer l’épaule. Figure-toi que je peux faire plusieurs choses en même temps ! Manger et penser par exemple.

— Ou bien faire ami-ami avec moi et séduire par je ne sais quel sortilège ma douce et innocente petite sœur pour l’entraîner, malgré elle, dans les sous-bois, histoire d’assouvir des pulsions perverses. Je vois bien ce que tu veux dire.

— Hein ? je m’exclame. Entraîner MALGRÉ ELLE ton innocente petite sœur d’un mètre quatre-vingts et de cent kilos ? Et puis qu’est-ce que ça veut dire, des pulsions perverses ?

— Tsss, un peu de galanterie voyons. On ne parle jamais du poids d’une dame.

Je n’en crois pas mes oreilles. Il me fait marcher ou quoi ? Je décide de laisser tomber plutôt que de subir un nouveau déchaînement de citations sibyllines.

— Si ça peut te rassurer, je dis simplement, la perspective de ne plus être obligé de te supporter est une motivation suffisante pour retrouver Siyah. Je m’y mets tout de suite.

Je m’approche de l’arbre qui a veillé sur notre sommeil.

— Maintenant, je reprends en foudroyant le troll du regard, tu devrais me laisser seul. Je vais fabriquer un sort et il arrive que ça foire. Je ne voudrais pas te cramer les poils.

J’ai la satisfaction de voir Erglug battre précipitamment en retraite.

Je déballe mon attirail sur l’herbe rase, soufflant dans mes doigts pour les réchauffer. Il existe des sorts de résistance au froid, mais je n’ai ni temps ni énergie à perdre.

Je n’ai pas choisi cet endroit par hasard. L’arbre qui se dresse ici, épais et noueux, est un frêne. Ses vertus de stabilité seront parfaites. Le frêne aime aussi ce qui est juste. Il m’aidera à obtenir l’appui des puissances de la nature.

Je sais, j’ai l’air d’un cinglé. Je parle aux arbres. Je souris aux fleurs. Je caresse les pierres. Mais la folie est avant tout affaire de perspective. Personnellement, je trouve bien plus fou de croire que les arbres n’entendent pas. Que les fleurs n’aiment pas qu’on leur sourie. Que les pierres sont insensibles. La nature existe au-delà de la conscience humaine, elle est divine et autonome. Sans d’autre volonté qu’être. Le sorcier, d’ailleurs, n’essaye pas de penser la nature. Il se contente de la percevoir. De lui parler. De la séduire.

Ce frêne sera l’antenne qui relaiera les énergies de mon sort jusqu’au plan mystique. Car (et c’est l’intuition sur laquelle je fonde mon plan) un magicien aussi puissant que Siyah laisse sûrement dans son sillage (à la manière des trolls) une piste invisible, constitué d’énergies latentes ou consumées.

Tout en me préparant, je fredonne au frêne quelques paroles du célèbre poème elfique Amari, pardon, Namarië[2] :

— AiQ lauri& lantar lassi sIrinen, y)ni Ingtim ve r&mar alcaronQ  )ni ve lint& yulcar avner mi oromarci liss& miruvgreva Qncin& ella,& arcotellumar un luini nassen tintilar i eleni gmaryo airet&ri&lrinen.º

C’est-à-dire, pour ceux qui auraient des difficultés avec l’alphabet quenya :

« Ai ! laurië lantar lassi surinen,

yéni unotimë ve ramar aldaron !

Yéni ve lintë yuldar avanier

mi oromardi lissë-miruvoreva

Andunë pella, Vardo tellumar

nu luini yassen tintilar i eleni

omaryo airetari-lírinen… »