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Ou encore, pour les autres qui ne capteraient carrément rien au haut-elfique :

« Ah ! comme l’or tombent les feuilles dans le vent, de longues années innombrables comme les ailes des arbres !

Les longues années ont passé pareilles à de rapides gorgées

de l’hydromel sucré dans les hautes salles

au-delà de l’Ouest, sous les dômes bleus de Varda où les étoiles tremblent

par la voix du chant de la reine sainte… »

Les branches du frêne où s’accrochent encore quelques feuilles jaunes et sèches s’agitent paisiblement au-dessus de ma tête, dans un cliquetis mélodieux. Il n’y a pourtant pas un brin de vent. Cette réactivité est de bon augure pour la suite.

Je répands autour de moi et de l’arbre du gros sel puisé dans un bocal en verre, de manière à constituer un cercle d’un diamètre de neuf pieds (pas la peine de vérifier, je m’entraîne assez chez moi pour le savoir).

Le sel, c’est la matière première de la magie. La base. Aussi bien Eau que Feu, Air ou Terre, il joue le rôle de purificateur, de lien ou de solvant.

Mon cercle n’a pas besoin d’être très solide. C’est juste pour me couper d’éventuelles interférences, du genre : « C’est avec des sels que tu as envoûté ma sœur, jeune mage arboricole ? » D’ailleurs, je ne l’étaye même pas avec un pentagramme.

À l’aide d’un couteau à double tranchant appelé athamé dans le jargon des sorciers, je trace au bord et à différents endroits du cercle une succession de runes sur le sol gelé. Raidhu, Naudhiz, Féhu, Uruz, Wunjo, Dagaz, Elhaz, Odala et Hagal.

Les runes, c’est génial pour obtenir un résultat précis. L’elfique joue sur la séduction, compose avec les choses et obtient généralement des résultats étonnants. Mais il laisse une grande part à l’incertitude. Le runique, lui, s’utilise comme une arme ou un outil. Les runes, autonomes, œuvrant seules ou en association, obligent la matière à obéir.

J’ouvre et étends les bras, en signe d’accueil destiné aux énergies. Je tisse un premier sort pour activer le cercle :

— Raidhu trace la voie, avec la main de Naudhiz, pour que Féhu tisse une toile nourrie par Uruz broutant la terre, rendue généreuse par Wunjo, piétinée par les cavaliers de Dagaz et survolée par le cygne d’Elhaz, tandis qu’Odala préserve l’héritage sous le regard bienveillant de Hagal, notre mère !

— Ah bon, d’accord ! Même le runique !

Allons-y pour la traduction : « Raidhu trace la voie, avec la main de Naudhiz, pour que Féhu tisse une toile nourrie par Uruz broutant la terre, rendue généreuse par Wunjo, piétinée par les cavaliers de Dagaz et survolée par le cygne d’Elhaz, tandis qu’Odala préserve l’héritage sous le regard bienveillant de Hagal, notre mère ! »

C’est une formule dont je suis l’inventeur et particulièrement fier, tout comme de cette association inédite de neuf runes.

Wraoup. Aussitôt dit aussitôt fait. Les grains de sel en fondant se transforment en je ne sais quoi de lisse et de brillant, semblable à du verre. À présent, un mur invisible, légèrement translucide, m’isole du monde. Et le monde de moi.

Je m’accroupis et mets le feu au petit bûcher de brindilles rassemblées à mes pieds. Je pose au-dessus des flammes un trépied métallique et, sur le trépied, un petit chaudron en bronze. Je le remplis à demi avec l’eau de ma bouteille, puis jette dedans une poignée d’épines de genévrier.

Le genévrier, porte de l’au-delà, accès au monde des limbes.

J’attends que ça chauffe, en alimentant régulièrement le feu et en buvant de petites gorgées d’eau. À cause de la course d’hier et du froid de la nuit, ma gorge me brûle plus encore que d’habitude.

Malgré moi, mes pensées me ramènent à Arglaë, à son corps presque nu lové contre le mien. Ma respiration s’accélère. Du calme, Jasper. Stop. Ne t’égare pas. Tu es en train de préparer un sort, et même s’il n’est pas très compliqué, il réclame de la concentration.

Le bruit d’une ébullition me ramène au présent. Je prends dans ma main la pierre de tourmaline sélectionnée parmi mes ingrédients. Rien de mieux pour communiquer avec les présences fantomatiques et éthérées. Je la plonge dans l’eau bouillante.

Bien. Les mots, maintenant.

— equen/ ulwe a sen&t anco ava ar sar ilweranoQ iml&, anco ava ar sar ilwerano, a ciral lancar  pella, minna hell& asto, a tuv&al harna curuvarQ& antany&lQº

En lisible : « Equen : ulwe a senët ando avëa ar sar ilverano ! Imlë, ando avëa ar sar ilwerano, a ciral landar pella, minna hellë asto, a tuvëal harna curuvar ! Hantanyël ! »

En encore plus lisible : « Je dis : frêne, libère la porte de l’au-delà et la pierre arc-en-ciel ! Et vous, porte de l’au-delà et pierre arc-en-ciel, naviguez par-delà les frontières, dans le ciel de poussière, trouvez le magicien blessé ! Je vous remercie ! »

Après une brève hésitation, la fumée qui s’élève au-dessus du chaudron prend de la consistance, en même temps qu’une jolie couleur dorée. Elle s’enroule autour du frêne à la façon d’un serpent et grimpe jusqu’à la cime, où elle disparaît dans un bref éclair blanc.

Ça marche, on dirait. Il n’y a plus qu’à attendre.

J’éteins le feu en versant dessus le contenu de mon chaudron, récupère la tourmaline, que je glisse dans sa boîte. J’attends que mes instruments refroidissent, puis je les nettoie du mieux possible avec une poignée d’herbe, avant de les ranger.

Au milieu de mon cercle, je suis toujours coupé du monde. J’hésite à le rompre. Tant que je reste là, Erglug ne peut rien contre moi. Je ne manque pas de courage à proprement parler, non. Dans l’action, je suis même redoutable. Un démon et un vampire pourraient en témoigner (ah bon, je l’ai déjà dit ?). C’est juste que… Rien.

Je hausse les épaules. Si Erglug m’en voulait vraiment, je ne me serais jamais réveillé.

Je sais qu’il y a des barbares qui quittent leur cercle comme ils descendent du bus, sans même un geste pour le chauffeur. Moi j’aime les choses bien faites. Je désactive donc le mien dans les règles et, tandis que mon pied brise la croûte de sel brillante, je prononce une autre formule de mon cru en traçant rapidement dans les airs trois nouveaux symboles :

— Sois l’ouvreur, Eiwaz, tandis que Gebu assèche les douves et Sowelo relance la grande roue !

« Sois l’ouvreur, Eiwaz, tandis que Gebu assèche les douves et Sowelo relance la grande roue ! »

Moi-même, je ne sais pas ce que ça veut dire. Mais c’est joli et ça marche très bien.

5

« Ton corps contre le mien, toi qui me regardas,

M’a fait beaucoup de bien, ô mon anaconda !

Enroulée contre moi, tes seins sur ma poitrine,

Voilà que je larmoie, ô ma belle Agrippine !

Les yeux dans les étoiles et mon cœur en tambour,

Je guettais l’aube pâle et la douceur du jour,

Comme le fit le preux, le bienheureux Tristan,

Jetant sur son Iseult des yeux de pénitent… »

— Qu’est-ce que tu fais, jeune mage misanthrope ?

— Ça ne te regarde pas, je réponds en refermant le carnet qui me sert, d’ordinaire, à prendre des notes.

Erglug est couché à plusieurs mètres, contre un rocher.

— D’accord, jeune mage cachottier, répond le troll en mâchonnant une herbe. Mais dis-moi au moins combien de temps il va falloir rester sans rien faire.

— Je ne sais pas. J’ai lancé un sort de recherche, il faut qu’il revienne. Et il ne reviendra que quand il aura trouvé. C’est aussi simple que ça.

— « Laisse poire, fève ivre ! » soupire Erglug. Une formule du grand Hiéronymus pour signifier qu’il trouvait le temps long.

— « Une petite impatience ruine un grand projet », je dis en retournant à mon carnet. Ça, c’est Confucius.