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— Je dirais plutôt que c’est confus tout court, rétorque Erglug avant de rugir de rire, tandis que je lève les yeux au ciel.

« Contraint par le destin à subir un idiot,

Passager clandestin d’un bel imbroglio,

Toi seule es ma bouée au milieu du naufrage,

Je dois te l’avouer, Arglaë, mon mirage…

Sortirai-je vivant de ces péripéties

Ou bien les pieds devant – ultime acrobatie ?

Je n’aurai qu’un regret, il faut que tu le saches :

Ne pas t’avoir serrée contre mon cœur de lâche… »

6

Un claquement sec m’arrache à mon carnet. Surgie du néant, la fumée tant attendue apparaît dans le frêne, s’enroule autour des frondaisons dégarnies, glisse le long du tronc pour finalement virevolter autour de moi comme un animal excité. Erglug laisse échapper un grognement inquiet. Ses yeux sont écarquillés. Je ne sais pas si c’est de peur ou simplement de surprise, mais je me fends d’un sourire cruel.

— Visiblement, je dis, le sort a trouvé quelque chose et semble impatient de nous le montrer. Tu es prêt, vieux troll poilu ?

J’ai alors la deuxième joie de ce début de journée : Erglug me laisse partir en tête, sans faire un seul commentaire !

La traversée est nettement moins impressionnante de jour, mais des formes sombres glissent sous la barque et, tout en soufflant dans mes doigts pour les désengourdir, je me félicite de ne pas avoir eu à plonger là-dedans.

Une fois quitté l’île, nous empruntons une route goudronnée qui traverse le bois en direction du fort de Vincennes.

Où est-ce que nous allons et combien de temps va durer la traque ? Je l’ignore et je m’abstiens de tout pronostic. La fumée s’étire devant sur plusieurs mètres comme un long ruban, à l’épaisseur et à la couleur changeante. Opaque, elle rase le sol en mille circonvolutions ou bien ondule paisiblement dans les airs, à la façon d’un serpent.

Je suis content d’avoir un troll avec moi. Pas seulement à cause des mauvaises rencontres éventuelles (c’est franchement rassurant d’avoir à ses côtés quelqu’un comme Erglug) mais – paradoxalement ! – pour la discrétion. Grâce aux effluves mystiques de mon compagnon de quête, nous cheminons incognito, sans attirer l’attention des rares promeneurs.

Une question cruciale me taraude, tandis que nous suivons notre guide vaporeux : est-ce que je serai à la hauteur de Siyah ? Si ce magicien est aussi fort que le prétend Erglug, je risque d’être proprement (salement ?) désintégré. Il serait beaucoup plus raisonnable d’avertir l’Association. Beaucoup moins glorieux, aussi. Pour tout avouer, je l’aurais fait si je n’avais pas le sentiment d’être allé trop loin. C’est aux entrepôts, en découvrant le casque brisé d’Ombe qu’il aurait fallu normaliser mon téléphone et la situation. Composer le numéro d’urgence et attendre les consignes. Maintenant c’est trop tard. Je me suis mis dans une situation embarrassante et je dois m’en sortir tout seul, comme un grand et sans pleurnicher.

Je secoue la tête pour effacer l’angoisse montante, comme ces ardoises magiques qui redeviennent vierges quand on les agite.

Erglug persiste à se tenir inhabituellement coi. Je repars donc à nouveau dans mes pensées, d’autres pensées qui m’entraînent d’Arglaë à Ombe, d’Ombe à l’Association, de l’Association à Alamanyar

« Vous devinerez jamais, les gars ! Je suis en ce moment avec un troll de deux mètres de haut, en train de suivre un sort qui a pris l’apparence d’un ruban de fumée, prêt à en découdre avec un puissant magicien ! » Jamais je ne pourrai dire ça à Romu et Jean-Lu. Même si c’est la vérité. C’est très souvent, hélas, la vérité qui nous éloigne des autres. Parce qu’ils ne veulent pas, ou ne sont pas prêts à l’entendre. Du coup, on hésite à la leur dire ! Et puis on se referme sur soi et, en repoussant les gens, on devient l’artisan de sa propre solitude.

« Eh, Ombe, tu devineras jamais ! J’ai passé la nuit avec une trolle ! Enfin, on a parlé et elle s’est endormie sur mon épaule. Je n’ai pas failli, doulce princesse, tu es toujours la reine de mes pensées. » C’est nul. Tu ne diras jamais ça non plus à Ombe. Est-ce que c’est toujours vrai, d’ailleurs ?

« Rose, Walter, il faut que je vous dise : je n’ai pas tout à fait respecté le protocole. Je me suis lancé au secours d’un Agent alors que j’étais suspendu. Je n’ai pas trouvé l’Agent en question mais je suis tombé sur un troll que j’ai décidé d’aider. En ce moment même, je suis en route pour affronter un dangereux magicien et je ne sais pas si je vais m’en sortir vivant. »

Là, par contre, ça sonne juste. Ce qui prouve, eh bien, ce qui prouve que je ne peux pas mentir à Rose et que j’ai besoin de dire la vérité à Walter. Pourquoi ? Peut-être parce que je considère Rose et Walter comme des… parents ? chefs ? adultes ?

« Papa, maman, il faut que je vous parle. Voilà : comme vous n’êtes jamais là, j’ai promu à votre place une vieille secrétaire pète-sec, un petit gros transpirant et même un troll vorace et verbeux, auxquels je donne le droit (et de multiples occasions) de me harceler. »

Houlà, ça devient chaud. Voilà que je psychanalote, comme dirait Jean-Lu. Heureusement, Erglug m’empêche d’aller plus loin dans mes conclusions en mettant une de ses grosses mains sur mon épaule.

Devant nous, la fumée est devenue folle. Elle se convulse, fonce vers le ciel, fond vers le sol, trépigne, dessine les arabesques d’une véritable danse de Saint-Guy (pour les futurs étudiants en médecine, aussi appelée chorée aiguë, de Sydenham ou rhumatismale, fin de la parenthèse), une transe version fumée.

— Sais-tu ce qui se passe, jeune et docte mage ? me demande Erglug que je sens inquiet.

La magie n’est décidément pas son terrain favori.

— Pas la moindre idée, je réponds en fronçant les sourcils (pour renforcer mon côté docte). Le sort semble détraqué.

Reste à savoir pourquoi. Ce qui n’est pas facile puisque, comme la plupart de mes sorts, c’est la première fois que je l’utilise. Je l’ai déjà dit, ça ne fait pas longtemps que je pratique sur le terrain. Je n’ai que seize ans ! On ne peut pas être et avoir été (je n’ai jamais rien compris à cette formule mais elle en jette).

— Toi au moins, reprend Erglug, tu es rassurant. Il va nous exploser à la figure ?

— Non (ça j’en suis sûr). Au pire, on va le perdre. Soit parce qu’il va se désintégrer, soit parce qu’il va s’émanciper. Échapper à tout contrôle, quoi.

— Et au meilleur ?

— Il va se remettre à fonctionner tout seul. Ça ne dépend pas de moi.

— Bien que peu optimiste, ton analyse de la situation a le mérite de la franchise. « La franchise est à la portée de tout le monde, mais peu de gens tendent la main vers elle. » Ainsi dit Jules Renard qui, par l’odeur alléché, tint à peu près ce langage – pour caser La Fontaine !

Erglug discourt de nouveau. C’est plutôt bon signe. Mais je l’écoute à peine.

Mon attention est tournée vers un homme qui se dirige vers nous à grands pas.

Grand et maigre, cinquante ou soixante ans (je ne suis pas très fort pour l’âge des gens), longs cheveux sombres tirés en arrière, moustaches et barbiche. Autant dire un physique inhabituel. Quant à son accoutrement…, une chemise de soie noire, un pantalon à pinces, un pardessus noir également et des chaussures vernies !

Son regard passe d’Erglug à mon sortilège en train de danser. C’est un regard étonné, de ces étonnements à la limite de la colère.

Je comprends alors ce qui ne va pas. Cet homme parvient à voir Erglug ! Il semble immunisé contre la magie répulsive des trolls !