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Disons plutôt laboratoire.

Je tourne la clé dans la serrure.

La pièce est plongée dans la pénombre. D’épais rideaux empêchent la lumière du jour (et celle de la nuit parisienne, par la même occasion) de se répandre à l’intérieur. J’allume une grosse bougie posée sur un chandelier en fer forgé. Ici, pas d’alimentation électrique. Je l’ai supprimée, ça faisait des interférences.

Je sors mon téléphone portable et je le pose sur un coin de la lourde table en bois encombrée d’alambic et d’outils de toutes sortes, juste à côté de mon collier fétiche. Un collier protecteur (en fait un rubis, un diamant et un jade enfilés sur un cordon de cuir) que j’ai l’habitude de porter. Il a méchamment morflé il a quelques jours, au cours d’une attaque au Taser et, accaparé par les répétitions, je n’ai pas trouvé le temps de le purifier et de le régénérer.

La table est entourée d’un pentacle gravé sur le plancher.

Le pentacle est au magicien ce que sa coquille est à l’escargot : il l’isole et le protège, contre les éventuels retours de sort, les agressions et les énergies négatives. À la façon d’un champ de force. Un pentacle bien fait en valant deux, j’ai doublé les lignes et rempli l’intervalle de caractères runiques.

Mon téléphone est éteint. Je l’ai débranché aussitôt ma décision prise. Pas pour faire le mort (encore que) mais pour éviter de parasiter le lien établi entre l’appareil d’Ombe et le mien. Je fronce les sourcils. Quel ouvrage, déjà, mentionne le sortilège permettant de transformer un simple mobile en mouchard GPS à options multiples ?

Ma bibliothèque couvre un mur entier du laboratoire. Elle regroupe tout ce que je trouve, au hasard de mes déambulations chez les bouquinistes, concernant les pratiques magiques et les créatures hantant la part sombre de notre monde. Depuis les récits légendaires jusqu’aux Livres des Ombres, en passant par plusieurs romans et bandes dessinées particulièrement inspirés.

Un Livre des Ombres, c’est en quelque sorte le journal intime d’un sorcier ou d’une sorcière, le rapport personnel de ses découvertes et expériences. Généralement, il se transmet à l’intérieur d’une même famille de génération en génération. Mais il arrive qu’un sorcier meure sans descendance, ou que les héritiers s’empressent de vendre ses possessions à un brocanteur ou à un chiffonnier, selon leur état d’esprit. Moi je les achète. Et grâce au bouche-à-oreille, ma collection s’étoffe rapidement.

Voilà celui que je cherche : le Livre des Ombres de Julie dite Yeux de braise. Une fille morte à vingt-deux ans, renversée par une voiture. Je secoue la tête. Sacré gâchis. Elle était vraiment douée.

Je fouille ensuite parmi les bocaux remplis d’herbes, posés sur d’autres étagères, à côté des flacons d’huile et des bouteilles de potions, des sachets de poudres, des morceaux de pierre et des bouts de métal.

Suivant à la lettre les recommandations de Julie Yeux de braise, je dépose près du téléphone quelques baies de genévrier (pour ouvrir la porte des limbes) et quelques pétales de rose (pour établir le contact). J’ajoute, touche personnelle, une feuille de houx pour prolonger la durée du sort et de l’écorce d’aubépine séchée. À quoi sert l’aubépine ? Euh, à rien. On dit que l’aubépine favorise les rencontres amoureuses. Mais elle a beaucoup d’autres vertus ! Par exemple elle épaissit la fumée.

On néglige trop le côté esthétique de la magie.

Je continue.

Tout rituel fait intervenir le feu sous ses deux formes : la flamme qui éclaire et le charbon qui chauffe. Je déplace le chandelier à l’est et ranime le brasero. Je vérifie ensuite que le chaudron en bronze, placé au sud au-dessus d’un bec Bunsen inactif, est rempli d’eau. J’allume un petit ventilateur à piles fixé sur une étagère, au nord. Enfin, je sors de ma poche la terre ramassée en quittant le ring dans un bac à fleurs et je la répands dans une assiette en terre cuite, à l’ouest. Rien de nouveau, quoi.

Feu, Eau, Air, Terre. Les quatre éléments sont réunis, les choses sérieuses peuvent commencer. Si je m’étais lancé dans la confection d’un sort majeur, je n’aurais rien fait sans avoir préalablement activé le pentacle. Mais il s’agit d’un sort mineur, alors je m’offre le luxe de gagner du temps.

On peut utiliser les plantes de plusieurs manières, en poudre ou en décoction par exemple. Le sort de Julie Yeux de braise, lui, réclame de la fumée. Je jette donc dans le brasero les baies, les pétales, la feuille et l’écorce.

Les végétaux se consument en formant de jolies volutes blanches (je l’avais bien dit !) : premier acte.

Deuxième acte : je saisis mon téléphone et le maintiens dans la fumée.

Troisième acte, je prononce les fameux mots magiques qu’apprennent la plupart des enfants dès qu’ils savent parler : « s’il vous plaît ».

Toutes les choses ont un nom. Un nom, c’est un ensemble de sons familiers liés à une essence. Nommer une chose, c’est attirer son attention. La nommer correctement, c’est la rendre réceptive. C’est pour ça que la magie est difficile. Rien à voir avec les films et les livres où, à coups de formules bidon et de baguette magique agitée au hasard, on fait sortir un lapin d’un choixpeau. Il faut connaître le nom des choses pour pouvoir les charmer, avant même de songer à les utiliser. Ces noms, on les découvre en tâtonnant, en faisant fonctionner son intuition et son intelligence.

Quand j’ai commencé à apprendre la magie, j’ai compris que le monde, bien que désenchanté par les hommes qui le considèrent désormais de manière purement esthétique ou utilitaire, est resté réceptif : on peut communiquer avec lui.

J’ai ensuite cherché de quelle façon et je me suis dit qu’il devait bien exister un langage auquel le monde s’était habitué, quand il n’était pas encore réduit au silence ! J’ai découvert que ce langage était celui des elfes avant leur exil. Le haut-elfique, pour être précis.

Bien sûr, la maîtrise des rituels et de sa propre énergie intérieure permet de pratiquer la magie en utilisant des langues comme le latin, le sanskrit ou le gaélique. Le runique également, qui est particulièrement efficace. Recommandé, même, dans les situations d’urgence ! La magie fonctionne aussi avec des langues récentes comme l’anglais ou le français. Parce que chaque langue contient une part, grande ou petite, des temps anciens.

Mais plus on s’éloigne des origines et plus le lien se distend.

Le vieil elfique ou quenya, lui, est plus vieux que les hommes.

J’ai parlé de « s’il vous plaît ». Les sorciers (enfin, les sorciers polis) disent s’il vous plaît aux choses qu’ils sollicitent. Parce que ça marche mieux. Demander plutôt que contraindre donne toujours de meilleurs résultats.

Un sorcier noue avec les choses des alliances, éphémères certes, mais des alliances quand même.

En même temps que les plantes se consument dans mon brasero, noyant mon téléphone portable dans la fumée, je prononce les mots qui activeront leurs pouvoirs, définiront leur objectif et les pousseront à le réaliser :

— Anco ava, kamilosse,   0Iosenna ar tarasse, a 0alnal irila hlin, ma)al eva lar er&va ar a tulyany& har& s&.H antany&l.º

Ce qui pourrait se traduire par : « Ando avëa, kampilosse, piosenna ar tarasse, a palyal itila hlinë, a mapal exa lar erëva ar a tulyanyë harë së. Hantanyël. » Et qui signifie : « Porte de l’au-delà (c’est le genévrier), rose, houx et aubépine, ouvrez largement la toile d’araignée étincelante, rejoignez l’autre oreille d’acier et conduisez-moi près d’elle. Je vous remercie. »