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Mon quenya n’est pas toujours correct. C’est une langue difficile. Mais je me suis jusqu’à présent toujours fait comprendre. En tout cas, aucune plante ni aucun bout de métal ne se sont jamais plaints de ma syntaxe.

La fumée s’estompe rapidement. Je jette un coup d’œil au téléphone : il s’est allumé tout seul et luit d’une lumière bleutée qui ne provient d’aucune ampoule.

— Parfait ! je me félicite, parce qu’il n’y a personne d’autre pour me jeter des fleurs.

Une piste me relie désormais à Ombe. À son téléphone, plutôt. Bien.

Suite des préparatifs : qu’est-ce qui m’attend là-bas ? Si Ombe est blessée, elle aura besoin de soins. Si son adversaire est toujours sur place, il faudra que je me défende. L’espace d’un instant, je regrette de ne pas pouvoir compter sur mon collier qui m’a déjà tiré d’un mauvais pas. Ça m’apprendra à repousser au lendemain ce que j’aurais été bien inspiré de faire le jour même !

J’opte finalement pour un compromis et bourre ma sacoche d’ingrédients propres à contenter le guérisseur et le guerrier que je vais peut-être devoir jouer ce soir.

J’éteins le ventilateur, la bougie, ferme la porte à clé et, excité comme une puce, saute dans la chambre pour récupérer ma veste. Mon regard accroche l’agrandissement d’une photo d’Alamanyar prise lors de la dernière fête de la Musique. Ça me fait l’effet d’une douche froide. J’ai l’impression que Romu et Jean-Lu secouent la tête en me fixant avec des yeux remplis de reproches et d’incompréhension.

J’appuie sur l’interrupteur pour mettre fin au supplice. Noir. Rideau.

Je fais un détour par la salle de bains, pour asperger mon visage d’eau froide, boire longuement et remplir ma bouteille. En évitant de me regarder dans le miroir.

Dans l’ascenseur qui me conduit au sous-sol, je pense à mes amis, à ce que je leur dirai quand je les reverrai, et j’en viens presque à souhaiter de ne pas revenir vivant de cette vraie-fausse mission !

J’ai dit presque.

Je suis trop lâche (ou trop courageux, toujours l’image de la bouteille à moitié pleine ou à moitié vide) pour me faire peur longtemps avec l’idée de mourir.

Les épaules basses, je marche sur le sol en béton du garage vers les emplacements réservés aux deux-roues. Au cours d’une mission précédente, j’ai dû emprunter le scooter d’un frimeur pour ne pas me laisser semer par un groupe de magiciens foireux. Dans la perspective d’une autre urgence, j’ai puisé dans mon compte en banque (très largement approvisionné par mon père qui pense, comme pas mal de pères, j’imagine, qu’on peut acheter son absence) pour m’en offrir un (de scooter, pas de père). Gris anthracite. Une bombe débridée grâce à un petit supplément glissé discrètement à un apprenti du garage.

Mes parents ne sont pas encore au courant. Je n’ai hélas, pas eu l’occasion de leur en parler.

Je sors le casque du top-case, bourre ma sacoche à la place et enfourche le scooter. Je glisse le téléphone portable dans le compartiment prévu à cette fée, comme on dit, juste devant moi. Puis je fonce vers la rampe de sortie.

— Tenez bon, doulce Ombe, je marmonne dans mon casque, grisé par les vibrations et les pétarades du moteur deux temps. J’arrive à bride abattue sur mon puissant destrier, chevauchant à travers monts et plaines pour vous porter secours. Montjoie ! Montjoie !

Puis je fredonne, dans la quiétude qu’offre la certitude de n’être entendu par personne, un petit air de circonstance :

« Riders on the storm

There’s a killer on the road…

Riders on the storm[1]… »

Oui, j’aime quand les Doors me portent.

2

En réalité, mon téléphone n’est pas vraiment devenu un GPS. Le fond d’écran ne s’est pas transformé en carte ni mon scooter en point lumineux. Mais, à la place de la photo d’Ombe (prise pendant une formation sans qu’elle s’en aperçoive), une flèche bleue aux contours incertains pulse tranquillement, m’indiquant la direction à suivre.

Je tourne la poignée des gaz à fond. Vu l’itinéraire, je parie ma cornemuse que je vais encore me retrouver dans une zone industrielle de banlieue.

Peu à peu, en effet, ma trajectoire s’infléchit et me précipite droit sur les quais de Seine. Paris est tout proche mais ce n’est plus Paris. Il paraît que le simple fait de franchir le périphérique projette le quidam dans un autre monde. Nonobstant les snobs, ce n’est pas complètement faux. Entouré de douves d’asphalte grouillantes de monstres métalliques, Paris est redevenu une île.

Au bord du fleuve qui charrie une eau noire et profonde, plusieurs entrepôts décrépis se dressent à côté de grands conteneurs rouillés, dans un pathétique concours du truc le plus moche. Pour ajouter à l’ambiance, le contenu putride de poubelles éventrées patauge dans des flaques d’eau dégueulasses.

La flèche de mon téléphone mystifié devient folle. Je coupe le contact et me laisse entraîner, tout doucement et sans bruit, dans la pente qui mène aux entrepôts, frissonnant encore de ma course dans l’air froid de décembre. Des réverbères haut perchés éclairent la zone protégée par un solide grillage. Un panonceau révèle que le secteur est sous la surveillance de maîtres-chiens.

Le sortilège de Julie Yeux de braise est formel : le téléphone d’Ombe se trouve là, quelque part dans cet endroit pourri.

Je commence par mettre mon scooter à l’abri, derrière un conteneur. Puis je réfléchis.

Deux options s’offrent à moi pour accéder à la zone : la première, physique, consiste à escalader la barrière. La seconde, magique, à l’escamoter. Toutes les deux me conduisent à un autre problème : comment échapper aux vigiles ? Là encore, deux solutions. La première, physique, ne réclame que de la rapidité, des réflexes et de la discrétion (ramper, quoi). La seconde, magique, demande… plus de temps que j’en aurai jamais.

Je soupire à l’idée de sacrifier mon pantalon neuf et ma veste contre les griffes du grillage et la crasse du sol, quand une troisième option s’impose à mon esprit. Ne jamais oublier : il y a toujours une troisième option tapie quelque part. En l’occurrence : comment Ombe a fait pour entrer ?

Les semelles crantées de mes solides chaussures en cuir foulent silencieusement le goudron du quai. Il ne manquerait plus que ça, partir en mission avec des talons ! J’imagine très bien le ricanement d’Ombe : « Pourquoi pas en santiags, tant qu’on y est ? »

Même mon téléphone se trouve dans l’incapacité de sonner.

Elle serait fière de moi.

Je n’ai pas besoin de chercher longtemps. Un trou flambant neuf dans le grillage m’indique clairement la voie à suivre. C’est déjà ça de gagné pour mon jean ! Je me glisse dans le parc et, silencieux comme ces ninjas dont je pourrais être le fils spirituel si on prenait en compte le nombre d’heures passées devant les films qui leur sont consacrés, je me planque derrière une poubelle puante.

Personne. Pas un bruit de botte, pas un grognement de chien. Apparemment, Ombe s’est aussi occupée des vigiles.

Je cours plié en deux jusqu’au hangar le plus proche, qui est aussi le plus grand. Une porte bâille, rouillée comme le reste. Je l’ouvre. Évidemment, elle grince et le vacarme résonne interminablement (minablement, blement, ment) à l’intérieur du bâtiment. Je m’immobilise, le cœur battant.

Rien, aucune réaction. Un silence de mort.

L’obscurité est totale. Je fouille dans ma sacoche et extirpe du fouillis sortilégineux une petite lampe-torche que j’allume aussitôt.

L’entrepôt est vaste. Moins que le dernier que j’ai visité et où j’ai failli laisser ma peau en affrontant un vampire susceptible et un démon facétieux, mais pareillement délabré.