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Plutôt bonne, donc, semble-t-il.

— À ce sujet, Erglug, je voulais te dire que, eh bien, que…

— Tu travailles pour l’Association ? me coupe-t-il. Je sais, jeune mage interloqué.

— Ah bon ? c’est tout ce que je trouve à dire.

— Ton amie est un Agent, elle ne s’en est pas cachée. Si tu es venu à son aide au milieu d’entrepôts infestés de loups-garous, j’imagine que ce n’est pas pour ses beaux yeux.

— Évidemment que non, je réponds d’une voix la plus détachée possible.

L’obscurité me sauve et la rougeur qui envahit mon visage passe inaperçue.

Mais la remarque d’Erglug me rappelle brusquement qu’Ombe est partie des entrepôts en compagnie d’un dangereux garou. Pris dans l’action et la nouveauté de l’aventure, j’avais oublié ce détail… Je la sais capable de gérer une situation de ce genre, et pourtant, je ne peux m’empêcher d’être inquiet. À quoi bon mes efforts pour la protéger d’un troll ensorcelé si, pendant ce temps, elle se fait dévorer par un lycan ?

— Sois prudente, Ombe, je murmure tout doucement.

— Qu’est-ce que tu marmonnes ?

— Rien. Je me demandais juste si vous étiez nombreux, à votre petite fête.

— Juste mon clan. Le clan de l’Île-aux-Oiseaux. Ce qui fait une cinquantaine de trolls, environ.

— Ah ! je réponds, tout en pensant que le nom de ce clan est ridicule et qu’au lieu de me faire du souci pour Ombe, je devrais plutôt m’inquiéter pour moi.

J’essaye de contrôler les tremblements de froid qui s’emparent progressivement de moi, se mélangeant à une légitime appréhension.

— Ça consiste en quoi, une fête, chez vous ? je continue, sur un ton faussement badin.

— On mange, on boit, on danse, et pour la suite tu es encore un peu jeune.

— J’ai seize ans ! je m’insurge bêtement, à la fois fasciné et vaguement dégoûté en essayant d’imaginer des trolls qui… Brrr.

— C’est bien ce que je dis. Attention, on aborde !

L’étrave mord vigoureusement la boue du rivage. Erglug bondit hors de la barque et m’agrippe par le col.

— Allez, dépêche-toi !

— « Hâte gâte pattes », comme aurait pu dire Hiéronymus, je rétorque pour l’embêter.

— Blasphémateur, répond-il en étouffant un sourire. En fait il a vraiment dit : « Lenteur tente heurts. » Alors fais vite, petit mage lambinard.

— Je mesure un mètre soixante-dix-huit. Et je ne lambine pas.

— Arrête de réfléchir et avance ! Je fais mienne ce soir l’ironie de Pierre Desproges : « Je pense donc tu suis ! »

De peur d’avoir à panser quelque chose si j’insiste, je la ferme et j’avance.

Au milieu de l’île, dans une clairière, parmi les grands arbres dressant leurs branches comme autant de membres décharnés vers le ciel, des formes monstrueuses se trémoussent autour d’un feu de joie, au son d’un tambour énorme et d’une flûte aigrelette.

Sur des tables de bois brut s’entassent des monceaux de viande grillée.

— Du cerf, me rassure Erglug en me serrant l’épaule (aïe !).

Notre arrivée ne passe pas inaperçue, je préfère le dire tout de suite. Quelques mâles trolls, plus massifs encore que mon hôte, viennent virilement lui en taper deux, en rugissant d’un rire définitivement trollesque, tandis qu’une poignée de femmes tournent autour de lui en gloussant.

Mes premières trolles.

Elles ressemblent beaucoup à leurs compagnons, quoique plus fines et légèrement moins poilues. Elles ont toutes une impressionnante chevelure, leurs cils sont longs et papillonnent volontiers. Certaines ont des mamelles généreuses qui pendent sur un gros ventre, d’autres sont plutôt canon. Pour des trolles, je veux dire.

Je cesse de jouer le curieux quand tout le monde se tourne vers moi.

— Je vous présente Jasper, annonce Erglug d’une voix puissante et un rien grandiloquente. C’est un jeune mage de l’Association, envoyé pour m’aider à régler mon problème de soumission.

Aussitôt, l’hostilité sourde qui commençait à grimper en flèche parmi les fêtards velus se résorbe. Je surprends même des commentaires satisfaits.

Bêtement (comme d’habitude), je me crois obligé de dire quelque chose :

— Comme le formule fort justement Sophocle (qui a eu la bonne idée d’être au programme du premier trimestre) : « Rendre service de tout son pouvoir, de toutes ses forces, il n’est pas de plus noble tâche sur la terre ! »

Autour de moi, les sourcils se froncent. À tous les coups les trolls n’aiment pas Sophocle. J’avais pourtant essayé de taper dans du lourd, pour les impressionner. Je tente (bêtement là encore) de rattraper mon erreur :

— Je vous en prie, n’interrompez pas votre fête pour nous. Erglug et moi, on est effectivement en association… de mâles fêteurs !

Cette fois, les trolls présents secouent la tête et soupirent franchement.

— Comme si un Erglug ne suffisait pas, lâche l’un d’eux.

— Il a pas de poil et en plus il fait son malin.

— Son malingre ! reprend Erglug, écroulé de rire par terre.

Les trolls haussent les épaules et tournent enfin leur attention ailleurs.

— Qu’est-ce que j’ai dit ? je souffle à Erglug en faisant les gros yeux. Pourquoi est-ce qu’ils réagissent comme ça ?

— Je t’avais dit qu’ils allaient te détester !

— Arrête de rire et explique-moi !

— Les trolls n’ont pas un sens de l’humour très développé. Quant aux écrivains, philosophes et autres poètes ils ne peuvent pas les supporter ! Je dois être le seul connaisseur, ici, de ce pauvre Hiéronymus. Il en est mort de chagrin, d’ailleurs.

Je reste interloqué.

— Ah bon ? Pourtant, lors d’un séminaire, un expert nous a vanté l’esprit et l’érudition des trolls ! Je ne comprends pas.

— Il existe des experts en trolls ? s’étonne Erglug en fronçant les sourcils.

— Parfaitement. Même que celui-là, il a poussé son étude si loin qu’il a laissé une jambe dans l’aventure. Mon hôte claque des doigts.

— Ça y est, je m’en souviens ! Un grand gars, avec un accent allemand ? Qu’est-ce qu’il m’a fait courir ! Je lui ai broyé le genou pour marquer ma désapprobation et boulotté sa guibole pour reprendre des forces. Tu dis que c’est devenu un spécialiste des trolls ?

Je fixe Erglug avec un mélange d’horreur et d’admiration.

— Alors c’était toi ? je dis d’une voix qui se perd dans les aigus.

— Bah, laisse tomber, dit Erglug en accompagnant son conseil d’un geste de sa grosse main. C’est le passé. Tu voudrais m’entendre dire que je regrette ? Ça lui ferait une belle jambe, à ton Allemand !

Il éclate de rire (il rugit, quoi) puis il me plante là pour aller rejoindre ses camarades, avec un dernier conseil tandis que je reste tétanisé :

— Essaye de t’amuser, jeune mage coincé !

Coincé. Le mot est bien choisi.

J’aurais même dit prisonnier.

— Bonsoir.

Je mets un moment à réagir mais je finis par tourner la tête. Appuyée contre un arbre, une trolle me regarde avec curiosité.

Je n’ai aucune idée de son âge mais elle ne doit pas être vieille. Un bon mètre quatre-vingts, une centaine de kilos sans doute mais harmonieusement répartis sur une silhouette qu’on pourrait, chez les humains, qualifier de voluptueuse. De longs cheveux roux, de grands yeux sombres, des poils soyeux et une paire de trucs là, de machins, fièrement pointés en avant, à faire se damner un sein, euh, un saint.

— Bonsoir, je réponds après une hésitation bien compréhensible (au choix, cocher la case : 1. Je suis en train de commettre une erreur d’étiquette 2. Le papa est dans le coin, un gourdin à la main 3. C’est une technique de chasse trolle, une façon courante d’appâter).