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Entretiens avec un empire

J’ai toujours voulu avoir une sœur ou un frère.

Enfant, j’embêtais souvent mes parents avec ça. Et puis j’ai arrêté, quand j’ai compris que mon insistance les mettait mal à l’aise. Mon père lançait un regard étrange à ma mère qui baissait les yeux. L’ambiance, après, était franchement pourrie.

Alors je me suis inventé des frangins imaginaires. Invisibles. Je leur parlais, à voix haute, et nous régnions sur un empire.

À partir de là, mes parents se sont montrés inquiets. J’ai donc commencé mes dialogues inaudibles dans le théâtre de ma tête.

Petit à petit, j’ai fait le deuil d’une fratrie.

Je me suis parlé à moi-même, tout haut et tout bas. Ça n’avait pas d’importance puisque plus personne n’était là pour m’écouter.

Enfin, j’ai rencontré Romu et Jean-Lu.

Je n’ai pas arrêté pour autant de parler seul. Il arrive un moment où converser avec soi-même est, contrairement aux idées reçues, la seule façon de rester sain d’esprit.

Il y a tellement de fous qui suivent sans discuter les impulsions de leur cerveau…

13 rue du Horla

— Mademoiselle Rose ?

— Nina… Je commençais à m’inquiéter !

— Je suis désolée, c’est juste que…

— Cesse donc d’être tout le temps désolée !

— Désolée ! Euh… Bon, la piste m’a conduite dans une ruelle et puis dans une cave dont l’entrée était ouverte.

— C’est de cette cave que tu m’appelles ?

— Non. Je vous dirai pourquoi tout à l’heure. La cave était vide, si on ne tient pas compte des cartons de vaisselle et des meubles qui y sont entreposés. Mais j’ai clairement identifié les traces du passage de Jasper.

— Donne-moi des détails.

— La poussière avait été balayée, sans doute pour installer un matelas. Il y avait aussi les marques d’un pentacle, des runes gravées sur le ciment, des résidus de sel et de terre, des coulures de cire.

— C’est dans cet endroit qu’il a fabriqué le sortilège brumeux qui nous a permis de le repérer. Rien d’autre ?

— Il a essayé d’effacer ses traces. Ça veut dire qu’il se doutait qu’on le repérerait.

— Nous, ou bien quelqu’un d’autre. Le détecteur a livré d’autres informations ?

— Non. Il est devenu étrangement silencieux. Comme si… Bah, c’est idiot !

— Comme si quoi, Nina ?

— Comme s’il avait peur.

— Ce n’est pas idiot, Nina. Le détecteur fonctionne lui-même grâce à un sortilège, et les sortilèges sont, le temps de leur existence, des entités à part entière. Qu’as-tu fait ensuite, si tu n’es plus dans la cave ?

— J’ai… Je suis rentrée chez moi.

— Ah. Tu es rentrée chez toi. Comme ça, de ton propre chef.

— C’est à cause de l’article 9, mademoiselle Rose !

— Tu as senti une odeur de soufre ? ? ?

— Très légère mais aucun doute possible : c’était bien du soufre.

— …

— Mademoiselle Rose ? Vous êtes toujours là ?

— Je suis là, Nina.

— Vous êtes fâchée ?

— Pas du tout. Tu as fait exactement ce qu’il fallait faire.

— J’ai d’abord hésité et puis j’ai décidé de ne pas prendre de risque…

— C’était ta première mission. Tu t’en es très bien sortie.

— Merci ! Qu’est-ce que je dois faire, maintenant ?

— Reste près de ton téléphone. Il se peut qu’on ait encore besoin de toi. Les événements sont en train de s’enchaîner rapidement. Un peu trop à mon goût…

11

Le jour cède sa place à la nuit.

Je me sens presque reposé lorsque je sonne à la porte de Fabio. J’ai dormi tout l’après-midi dans le canapé confortable du salon. Sans être perturbé par aucun cauchemar ni aucun fantasme (si, si, Ombe, je t’assure !). Je me suis même offert le luxe d’une seconde douche (pareil, promis !) pour me réveiller complètement. Avant de prendre la direction de la rue du Comte Orlock. Avec mes affaires et la gourmette volée… récupérée sur une étagère, que je triture machinalement dans ma poche.

Je sonne encore une fois.

Le cinquième étage de l’immeuble est aussi le dernier. J’ai juste le temps de constater que Paranormaux et Anormaux semblent se plaire dans les appartements haut perchés quand un bruit de verrous tirés précède l’entrebâillement de la porte.

— Qu’est-ce que c’est ? demande une voix méfiante.

— L’Agent Jasper, je réponds en sortant ma carte. Avec un A, comme Association. Et un J, comme Je-suis-pressé.

« Pas mal, Jasp ! Si j’étais encore en activité, je la garderais pour m’en resservir… »

J’entends un soupir, devine une indécision, puis le battant s’ouvre, dévoilant un Fabio qui se frotte les yeux et se gratte la tête.

Il a nettement moins d’allure que lors de notre première rencontre. Il faut dire (fascination) qu’un caleçon et un débardeur trop grands n’ont jamais conféré la moindre dignité à quiconque. Par contre, son regard a retrouvé une normalité qui me soulage. Un vampire shooté est difficile à raisonner, j’en ai fait la malheureuse expérience.

— Qu’est-ce qu’il y a ? bougonne Fabio. Si c’est encore pour l’histoire de la bijouterie, j’ai dit que je ne me souvenais de rien ! J’ai présenté de plates excuses à votre patron et j’ai tout remboursé, jusqu’à la vitrine de cet escroc de…

— Je peux entrer ?

Il hausse les épaules.

Fabio est un gars costaud, nanti de longs cheveux noirs et d’un visage si blanc qu’il semble recouvert de fond de teint. Quand il se balade ailleurs que dans son appartement, il s’habille en cuir, dans le genre gothique. Il me dépasse d’une demi-tête et d’une largeur d’épaules. Si son physique ne suffisait pas, il pourrait (tentation) compter sur la force exceptionnelle des vampires pour se débarrasser de moi en quelques secondes. Mais il s’abstient. Retenu soit par le respect ou la crainte de l’Association, soit par une conscience tranquille.

Instinctivement, j’opte pour la seconde option.

L’appartement est plongé dans le noir. Fabio allume une ampoule de faible puissance en actionnant un interrupteur proche de l’entrée.

L’antre du vampire est un studio minable, meublé d’un lit de camp, d’une malle et d’un fauteuil sur lequel gisent pêle-mêle ses vêtements. Un frigo tourne à plein régime. Inutile de vérifier, je parie qu’il est rempli de poches de sang de porc, le seul substitut réellement compatible. La chasse aux humains étant fermée depuis belle lurette, les vampires ne sont pas tous les jours dans le cou !

— Pouilleux, hein ? ricane Fabio.

— Je dirais plutôt… dépouillé !

Il marque (hésitation) un temps de surprise puis esquisse un sourire.

— Tu ne ressembles pas aux autres types de l’Association. Pourquoi tu es là ?

— C’est moi (révélation) qui t’ai capturé, l’autre jour, après ton exploit dans le passage Murnau.

Son visage se referme aussi sec.

— Tu auras bien sûr remarqué, je continue, que j’ai pris grand soin de t’enfermer dans une cave, à l’abri du soleil. Je connais des Agents qui n’auraient pas eu cette délicatesse, pour qui un bon vampire est un vampire cramé…

« Tu exagères ! Aucun Agent ne penserait une chose pareille !

— Je sais, Ombe, c’est du pipeau, évidemment ! Les membres de l’Association sont très respectueux de l’intégrité des Anormaux. Sauf cas d’urgence extrême… Mais ça, il ne le sait pas. »