Je n’ai pas peur. Je m’avance vers eux.
Ils se précipitent en hurlant. Lents et maladroits.
Une décharge d’adrénaline m’envahit. Je laisse un sourire s’épanouir sur mon visage. J’évite le premier et je fais craquer son crâne comme une coquille de noix. J’intercepte le second en plongeant ma main dans sa poitrine. J’arrache son cœur et je le jette dans la foule.
Tourbillon de manteaux noirs et feulements hystériques. Frénésie de piranhas géants sur un morceau de viande.
« Je suis le commis sanglant, le fil d’une épée d’acier blanc, d’une lame damassée aux reflets de cauchemar, la hache au manche noir, le bouclier bavard, le casque au cimier grimaçant ! »
Quatre nouveaux guerriers surgissent de nulle part. Mon rire prend possession de l’enclos. Je tourbillonne au milieu des combattants, éventrant, égorgeant, arrachant.
Maculant de rouge le sable clair de l’arène.
« Je suis le rapace avide, l’épervier vorace, le fléau splendide, le râle d’hommes qui sont encore et presque morts, la grogne des linceuls, la mandragore, la main qui déchire les chairs, la gueule qui dévore les corps… »
Huit entrent encore, puis seize, puis trente-deux. Je ne compte plus. Le sang poisse mes mains, alourdit mes vêtements. Je n’en ai cure. Inlassablement, impitoyablement, je décime les guerriers qu’on m’envoie. Sans ressentir de fatigue. Sans éprouver de regret.
Juste la joie. L’intensité de l’affrontement, l’excitation croissante des spectateurs.
« Je suis la montagne qui bouge, le vent tambour, le fleuve qui s’allonge… Je suis la fleur rouge qui court et qui ronge… »
Lorsque l’arène est remplie de cadavres, quand je ne parviens plus à marcher sans glisser sur les flaques de sang, je pousse à mon tour un hurlement, qui rebondit contre les murs de bois et auquel répondent des vociférations enthousiastes.
J’ai triomphé.
Et je lève les bras vers le ciel rouge.
Ce n’est pas normal.
Je vais…
10
Un bruit insolite.
Comme une porte qui claque.
Je me réveille en sursaut.
Combien de temps je suis resté endormi ? Pas assez pour tomber, heureusement. Je raffermis mes prises sur la façade glacée.
« Ombe ? Tu es là ? »
Pas de réponse. De toute façon, elle m’ignore toujours quand c’est moi qui essaye d’établir le contact. N’empêche, c’est pas très sympa de sa part. Elle aurait pu rester et m’obliger à garder les yeux ouverts. Je me coltine déjà tout le sale boulot dans l’équipe, elle pourrait au moins donner un coup de main, euh, de tête ; de pensée, quoi !
Un regard dans la pièce suffit à me faire comprendre qu’il s’est passé quelque chose. Les prisonniers sont à la même place, mais ils s’agitent et se tortillent, affolés. Leur gardien a disparu. Enfin, je distingue une jambe dans le couloir. La jambe d’un homme (ou d’un vampire…) étendu sur le sol.
J’appuie mon front contre la vitre, pour mieux voir. À ma grande surprise, elle se dérobe et je manque basculer en avant ; la fenêtre est entrouverte. C’est son battement que j’entendais et qui m’a tiré de ma somnolence.
Je pose un pied sur le plancher.
Les prisonniers gémissent. Attachés, bâillonnés, aveuglés.
Je vais les libérer, bien sûr. Mais avant, je dois sécuriser le périmètre. C’est ce que font les policiers dans les films. Je ne sais pas trop ce que signifie « sécuriser un périmètre » mais je décide de commencer par vérifier à qui appartient la jambe, dans le couloir.
Parfait exemple d’humour macabre, la jambe n’est plus qu’une jambe.
Ce que je veux dire, c’est qu’elle a cessé d’être la partie d’un tout pour devenir un tout à elle seule. Je ne suis pas clair ? C’est une jambe arrachée, quoi ! Une jambe de vampire, à en juger par la texture du sang, plus épais que celui des humains.
J’ai juste le temps de me retourner et de me plier en deux pour ne pas vomir sur mes chaussures. Ignoble…
Je me gifle pour ne pas défaillir. Ce n’est pas le moment de jouer les chochottes.
Je contourne le membre ensanglanté pour rejoindre l’escalier.
Pas un bruit. Nulle part. Même le clavecin s’est tu. Qu’est-ce qui se passe, bordel ?
Je ferme les yeux, non pour jouer l’autruche ou parce que je tourne de l’œil, mais pour contacter Fafnir. Lui, il m’expliquera !
— Fafnir ? Fafnir ? Fafnir ?
Au silence banal qui suit mon appel, je comprends qu’il ne répondra pas. Soit parce qu’il y a dans la maison un truc qui fait interférence. Soit parce que je suis trop angoissé pour me concentrer convenablement. Soit encore parce que…
Je refuse d’envisager cette solution. Fafnir est malin, il s’en est forcément sorti !
En attendant, c’est à moi que revient de faire l’état des lieux et je regrette tout particulièrement, à cet instant précis, l’existence d’un article 10 qui stipulerait quelque chose comme : « Les Agents travailleront toujours en binôme… »
J’inspecte le deuxième étage. Il est désert.
Multipliant les précautions, je descends jusqu’au premier.
Où je découvre que la jambe arrachée n’était qu’un minuscule hors-d’œuvre…
Des dizaines de vampires gisent sur le parquet d’époque, éventrés et réduits en charpie. Baignant dans une mare (une mer) de sang.
Comme une composition silencieuse et figée.
Genre nature morte.
Putréfaction ! Heureusement que j’ai vomi à l’étage, sinon le haut-le-cœur qui me prend m’aurait fait rendre tripes et boyaux ! Je hoquette malgré tout. Un désagréable goût de bile emplit ma bouche.
Qui a bien pu perpétrer un carnage pareil ?
Des loups-garous ? Les loups-garous détestent les vampires. Mais il en serait resté sur le champ de bataille (les Longues Dents sont des combattants redoutables) et apparemment – sauf s’ils ramassent leurs morts – ce n’est pas le cas.
Des trolls ? Pas leur genre de se battre contre des vampires. Et puis ils les auraient bouffés au lieu de les laisser en pâture aux rats !
Quelque chose me chiffonne (au sens figuré, cette fois) : à première vue, les meurtriers (je fais partie d’une Association qui considère les Anormaux comme des êtres à part entière, incluant le statut potentiel de victimes qui va avec) n’ont pas laissé de traces.
Je regrette une fois de plus la perte de mon téléphone ; j’aurais volontiers pris une photo de la scène macabre. Parce que mademoiselle Rose ne voudra jamais croire à mon histoire, même ramenée à des dimensions raisonnables.
En tout cas, la voie est libre.
Je ferme hermétiquement les portes du salon (inutile que des humains normaux découvrent le massacre en quittant le manoir). Poussé par le même souci, je planque la jambe arrachée en la poussant (du bout du pied, beurk !) dans une pièce vide du deuxième étage.
Et là je prends subitement conscience que le (ou les) auteur(s) dudit carnage a (ont) volontairement épargné les prisonniers.
Je dis « le » parce qu’une idée s’est imposée à moi tandis que je camouflais la scène de scream, euh, de crime : et si c’était Otchi qui avait fait ça ?
À moins qu’il soit enseveli sous les cadavres de vampires, le sorcier ramené par Aristide n’est plus sur zone (autre expression, utilisée dans les films d’action, que je trouve classe). Bien sûr, Otchi a également pu s’échapper, ou bien être conduit ailleurs. Mais il reste suffisamment redoutable pour faire figure de suspect numéro Hun.