Seul Fafnir pourrait lever le voile du mystère. Il le fera peut-être, si j’arrive à contacter cet espion qui m’émeut.
Pour l’heure, je dois m’occuper de Nina et de ses compagnons d’infortune.
— Mmmh ! Hummmf ! Gnnnmm !
Évidemment, si j’étais, moi aussi, prisonnier de vampires, je me débattrais en hurlant sous mon bâillon en sentant quelqu’un me toucher…
— Nina, c’est moi. Calme-toi. C’est Jasper ! Je suis venu te tirer de là.
Je lui enlève le bandeau qui masque ses yeux et dénoue le chiffon qui lui écrase la bouche. Elle hoquette, respire plusieurs fois très fort avant de me fixer avec des yeux immenses et verts (superbes…), sans y croire.
— Jasper ? ?
— Arrête de gigoter, je n’arrive pas à te détacher.
Je m’énerve sur les entraves qui lui lient les mains et les pieds. La vache, celui qui a fait les nœuds a serré comme un malade ! Je suis obligé d’y mettre les dents, mais je viens à bout des ligatures.
Sitôt libre, Nina se jette sur moi.
Elle me prend dans ses bras, me serre à m’étouffer.
— Là…, je dis bêtement. Ça va, tu ne risques plus rien. Respire.
En même temps, je lui frotte le dos comme si je voulais la réchauffer (c’est peut-être con mais c’est le seul truc qui me vient pour la rassurer).
Il existe sûrement, au plus profond de la nature des garçons, un commutateur qui met leur cerveau en panne dès qu’une fille se met à pleurer.
— J’ai eu si peur…, balbutie-t-elle. Quand le vampire m’a capturée dans le métro… Et puis cette horrible maison…
— C’est fini, je la calme à voix basse en soufflant sur ses cheveux qui me chatouillent la joue. Les vampires qui vivaient là ont été… éliminés.
Elle se décolle enfin. Je dis enfin parce que, si c’était agréable de l’avoir contre moi, avec son odeur de fille, le temps presse. Les cadavres, en bas, ont peut-être des copains bien vivants qui pourraient débarquer sans crier gare.
En plus, j’ai enlevé mon bracelet de discrétion pour m’occuper de Nina ; je n’aurais pas la possibilité de me cacher dans un coin…
Mais je n’ai aucune envie de m’esquiver. Au contraire, je me sens rempli d’énergie et de détermination ! Je dois impérativement mettre à l’abri Nina et les autres prisonniers.
— Tu te sens mieux ? je lui demande.
Elle hoche la tête.
— Tu te sens capable de m’aider ? je continue, plus pour l’obliger à penser à autre chose que par réelle nécessité.
— Tu as besoin de mon aide ? Mais pourquoi ? Où sont les autres ? me demande-t-elle en balayant les alentours du regard.
— Les autres ? Quels autres ?
— Ben, les autres, les vrais Agents ! Ceux qui sont venus nous délivrer, ceux qui ont tué les vampires !
Je soupire en secouant la tête.
— Il n’y a personne d’autre, Nina. L’Association ne sait même pas que nous sommes ici. J’ai perdu mon téléphone et… c’est une longue histoire. Mais il n’y a que nous deux. Et eux, je termine en désignant du menton les autres prisonniers.
L’Agent stagiaire Nina, dont je ne connais même pas le nom et encore moins les pouvoirs (pour mémoire, l’article 6 : « L’Agent ne révèle jamais ses talents particuliers. »), me lance un regard surpris.
— Tu veux dire que c’est toi qui… les vampires ?
— Non ! Oh, non… Moi je t’ai vue dans le sac, quand Aristide a quitté le métro. Je vous ai suivis. Ensuite, il s’est passé quelque chose dans cette maison, quelque chose de bizarre et d’horrible, mais je ne sais pas quoi. Quand je suis passé à l’action, les vampires étaient déjà morts.
— Aristide ? Il s’appelle Aristide ?
— S’appelait. Et ne me regarde pas comme si j’étais cinglé ! Je te jure que j’ai dit la vérité.
Elle hésite puis reprend la parole, d’une voix hésitante.
— Tu es venu me sauver ? Tu as risqué ta vie pour moi ?
— Article 8, Nina : « L’aide à un Agent en danger prime sur la mission en cours. »
— Ça n’enlève rien à ton courage… Je m’en veux, si tu savais comme je m’en veux d’avoir écouté la rumeur !
— La rumeur ? Quelle rumeur ?
— Comme quoi tu n’aurais aucun pouvoir, que tu aurais triché pour entrer dans l’Association, tout ça pour impressionner les filles. Je sais, c’est nul, mais c’est ce qui se disait !
— Ah bon ? je trouve seulement à répondre. On ne parlait pas de mes exploits contre les vampires, les démons, les mages noirs ?
— Ben… Non.
Je commence à comprendre que, pour disposer d’une légende qui tienne la route, il faut la bâtir soi-même. Et donc avoir un solide plan de com !
Mais toute légende réclame, pour traverser les siècles, de ne pas être fauchée dans ses balbutiements. Et c’est ce qui risque d’arriver si on traîne…
Les autres captifs s’avèrent être les membres d’une même famille. Le père, la mère et leurs deux fils, des adolescents hébétés, encore sous le choc de leur capture.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? demande l’homme en essayant de réconforter les siens. Qui êtes-vous ?
Quelques semaines plus tôt, j’aurais bombé le torse, exhibé fièrement mon appartenance à l’Association et commencé un interminable récit dans lequel je me serais donné le premier rôle. Mais « les épreuves ne valent que si elles prouvent notre valeur », tempère Gaston Saint-Langers, et j’ai mûri, coup dur après coup dur.
Enfin, disons pour plus d’exactitude que je mens mieux…
— Je marchais dans la rue quand j’ai entendu des cris, j’invente, sous le regard intrigué de Nina. La grille était ouverte, je me suis approché de la maison, j’ai poussé la porte et j’ai exploré les étages. Jusqu’à vous trouver. Qu’est-ce qui est arrivé ? Qu’est-ce qui se passe, ici ?
Je ne vais quand même pas leur révéler qu’en bas tout est sang dessus dessous…
Le pauvre homme se lance dans le récit de leurs malheurs, soutenu par les hochements de tête de sa femme.
Ils venaient de garer leur voiture dans le parking souterrain d’un centre commercial, au cœur de Paris, quand les lumières se sont éteintes. Des individus ont surgi de la pénombre, se sont emparés d’eux et les ont emmenés dans cette étrange bâtisse.
— Vous êtes sûr qu’il n’y a personne ? me demande-t-il, blanc comme un linge. J’avais pourtant l’impression qu’il y avait une fête.
— Et puis on a entendu du bruit, ça ressemblait à une énorme bousculade, ajoute sa femme qui serre toujours contre elle les deux garçons.
— Je n’ai rien vu, je confirme en croisant les doigts dans mon dos, autant pour couvrir mon mensonge que pour éloigner le mauvais sort. Mais les hommes qui vous ont enlevés pourraient très bien revenir ! Il faut s’en aller, tout de suite.
Je n’ai pas besoin d’insister. L’heure n’est pas à la mamouchka dans le manoir de la famille Addams. Personne ne tient à profiter de l’ambiance fétide des lieux…
Je prends la tête de l’expédition et nous dévalons les escaliers jusqu’à la porte principale.
Guidé par la lumière des réverbères, je traverse le parc en courant, les Pas-de-bol et Nina sur mes traces. Je me sens nettement mieux une fois dans la rue, mais je ne ralentis vraiment qu’en arrivant devant la station RER.
Quand je me retourne, tout le monde est hors d’haleine.
Moi pas.
— Voilà, vous ne risquez plus rien, je dis au chef de famille. Nina… euh, la jeune fille ici présente, va vous accompagner jusqu’à Paris et…
— Hors de… question, souffle Nina pliée en deux à la recherche de son souffle. Je ne… te quitte pas… d’une semelle.
Sans considération pour les épreuves qu’elle vient de subir, je la prends par l’épaule et l’entraîne à l’écart. À la trolle (mais sans couverture à étaler contre un arbre…) !