— Dangereux jouer avec esprits, vieilles femmes.
Il se glisse dehors.
En même temps qu’une main se pose sur mon épaule.
J’émerge en sursaut de mes visions fafniriennes et j’attrape le bras qui me secoue.
— Aïe ! Arrête, tu me fais mal ! Ouf, tu as une sacrée force, dis donc !
— Nina ? Je suis désolé ! Je m’étais endormi, je mens. Tu m’as fait peur…
— Je voulais simplement te dire qu’on arrive à Paris. Où est-ce qu’on descend ?
Je regarde mon équipière comme si je la découvrais. Elle est vraiment mignonne ! Est-ce que ça fera une différence quand on sera en présence du redoutable joueur de tambour, ou bien face aux racines d’un arbre de l’enfer ? Aucune idée. Mais tant qu’à risquer sa vie, autant que ce soit en compagnie d’une jolie fille.
« Et je t’interdis de faire la moindre remarque ! je lance silencieusement à l’attention d’Ombe.
— Je n’ai rien dit.
— Donc, tu étais la…
— Bien sûr, où veux-tu que je sois ?
— Ben… Je ne sais pas. Ailleurs !
— Ça t’arrangerait, hein ? Je vois bien ton petit jeu !
— Jalousie, quand tu nous tiens…
— Détrompe-toi. Je ne suis pas jalouse. C’est une chouette fille, en définitive. J’ai aimé sa façon de te dire qu’elle compatissait à ta peine.
— À ma peine ?
— C’est évident. Elle interprète tes absences comme de la tristesse.
— Alors qu’elles ne sont que des dialogues.
— Avec des gens ou des choses invisibles.
— D’accord. Mais si tu n’es pas jalouse et si tu l’aimes bien, c’est quoi, ton problème avec Nina ?
— Je suis inquiète.
— Inquiète ?
— Elle te déconcentre. C’est ce qu’il peut y avoir de pire. On relâche son attention et…
— Je vois ce que tu veux dire. Promis, je ferai attention… Merci de t’inquiéter pour moi.
— De rien. On est liés, pas vrai ?
— On dirait bien, Ombe. On dirait bien… »
Je sors un plan de métro de ma besace.
— On descendra à la station Mary-Shelley, je réponds à Nina.
— Tu es sûr de savoir où on va ?
— Au numéro 1857 de la rue Allan-Kardec. C’est là-bas qu’on retrouvera notre piste. Toute chaude…
— Tu frissonnes, Jasper. Tu veux que je te rende ton écharpe ?
— Non, non, garde-la. Je n’ai vraiment pas froid. Pas froid du tout…
Est-ce que c’est utile de préciser que je n’ai pas faim non plus ? Si je n’avais pas déjà vidé le contenu de mon estomac dans le manoir, j’aurais contribué, avec ce que m’a montré Fafnir, à repeindre le wagon ; en relief…
Prise de tête
La mort. La mort… J’ai lu quelque part que c’est cette prise de conscience – savoir qu’on peut mourir, ou plutôt cesser de vivre – qui marque le passage de l’enfance à l’état adulte.
Je ne sais pas si c’est vrai et je m’en fous.
J’ai le souvenir, gamin, d’une rue descendue à fond sur mon vélo. Elle débouchait sur une route, et, si une voiture était passée à ce moment-là, je ne serais pas ici à me prendre la tête (et celle des autres). J’étais alors inconscient du danger et la notion même de risque n’existait pas pour moi.
C’était amusant, c’était excitant, voilà tout.
C’est pour cette raison qu’il n’y a jamais de héros parmi les gamins. Parce que pour pouvoir défier le danger, il faut savoir qu’il existe.
Est-ce qu’aujourd’hui je remonterais sur le vélo pour m’élancer dans la pente ? Sûrement pas. D’abord parce que le vélo serait beaucoup trop petit. Ensuite parce que j’ai autre chose à faire que m’emplafonner une bagnole : sorciers méchants, démons ricanants, vampires baveux, j’ai l’embarras du choix !…
On peut vivre sans penser à la mort. On peut aussi vivre en pensant à elle.
Je ne dis pas être obsédé par elle, non. Mais simplement se rappeler qu’elle est là, pas loin. Juste à côté. Histoire de ne pas gaspiller sa vie.
C’est ce que j’ai choisi de faire. De toute façon, puisque la mort existe, c’est idiot de l’ignorer.
On a souvent le sentiment qu’on ne peut pas mourir. Parce qu’on imagine que la mort nous attend loin devant, tout au bout. Au bout de quoi ?
On se dit : je n’ai encore rien fait, ma vie est si vide, c’est impossible que tout s’arrête brusquement. Eh bien si, c’est possible. Ce n’est pas parce qu’une vie est vide qu’elle ne peut pas être courte.
C’est pour ça que, malgré les injustices de Walter ou les indifférences de mademoiselle Rose et même si les missions qu’on me confie débouchent généralement sur des situations délicates, ma vie d’Agent (stagiaire) de l’Association me convient parfaitement.
Je sais que, demain, je pourrai rejoindre Ombe, je n’aurai pas sur la conscience le poids d’une vie insipide…
13, rue du Horla
Troisième étage – Club philatéliste / Appartement de mademoiselle Rose
— Réveille-toi, démon.
— Je ne dors jamais, sorcière. C’est bien mon problème, d’ailleurs. L’éternité paraît encore plus longue.
— Je sais que tu ne dors pas. C’était manière de dire.
— Toi, tu as la tête de quelqu’un qui a reçu une bonne nouvelle !
— C’est vrai. Je me suis dit que partager un peu de positif avec toi me changerait agréablement.
— Ah bon ? Vas-y, je t’écoute. De toute façon, je n’ai pas le choix.
— L’équipe des nettoyeurs que j’ai envoyés au manoir des vampires vient de me faire son rapport. L’Agent stagiaire Jules n’avait pas exagéré… Un véritable massacre. Dommage que le manque de temps ait empêché des investigations poussées.
— Que rapportent les premiers résultats ?
— Les vingt-sept vampires ont tous succombé à une hémorragie.
— Bon sang…
— Chaque corps compte au moins trois blessures fatales. Un vampire a été retrouvé à l’étage, en plusieurs morceaux. Les vingt-six autres victimes se trouvaient rassemblées dans une salle qu’elles n’ont pas pu quitter. L’attaque a été fulgurante. Et d’une sauvagerie inouïe. Je ne m’attarde pas sur les détails, mais…
— Mais ?
— Jules a évoqué dans son rapport une odeur de soufre, que les nettoyeurs n’ont pas relevée. Faut-il incriminer l’imagination galopante d’un jeune Agent stagiaire pressé de rentrer chez lui ou bien le manque de réceptivité des hommes envoyés sur place ? Tu as peut-être un avis. Après tout, le soufre, c’est ton rayon.
— Je souffre d’être enfermé dans ce miroir, ça c’est mon rayon ! Pour le reste… Du soufre, tu dis ? Je ne vois pas. Aucun démon passé dans votre monde n’aurait pu conserver assez de force pour vaincre ces vampires. Tu sais comment ça marche : on s’affaiblit en traversant la Barrière. Je crois plutôt que ton stagiaire a fumé !