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— Je me demande qui a bien pu perpétrer ce massacre. Et pour quelle raison.

— Le chamane, sûrement ! Je t’ai dit, sorcière, de te méfier de lui.

— L’Oyun, à la suite d’un désaccord avec ses hôtes ? En l’absence de preuves, je préfère laisser le sujet ouvert…

— J’ai une proposition à te faire.

— N’y pense même pas, démon.

— Tu es seule, sorcière ! Et tu as bien besoin d’aide ! Si tu me libérais de ce miroir, je pourrais traquer ce chamane et…

— Tu seras encore dans ce miroir quand le monde s’écroulera.

— Je cherche juste à me rendre utile.

— En ce cas, reste à ta place, démon. Et puis, je m’en sors très bien. Malgré nos moyens limités, nous avons su réagir avant que la police s’en mêle.

— C’est donc ça l’élément positif que tu évoquais au début de notre passionnante discussion.

— En effet. De plus, la poursuite du chamane a perdu son caractère d’urgence. L’alliance de l’Oyun avec les vampires ne semble plus d’actualité.

— C’est le moins qu’on puisse dire. Eh bien, il ne te reste plus qu’à mettre la main sur Nina et à régler une centaine d’autres problèmes urgents !

— Jules a retrouvé, par hasard, la piste de Nina. Je l’ai transféré sur ce dossier.

— Tu te prives d’un précieux atout, sorcière. De tous les Agents dont tu disposes, c’est le seul capable de remonter jusqu’au chamane.

— Sitôt que Jules aura localisé Nina, je le remettrai sur sa mission initiale.

— Et le Sphinx ?

— Aucune nouvelle du Sphinx.

— Et Jasper ?

— Toujours aux abonnés absents.

— Et Walter ?

— Il continue de faire le mort. Ça y est, tu as terminé ?

— Pour l’instant, sorcière. Rien ne presse, j’ai tout mon temps.

12

C’est l’océan infini qui s’offre à moi.

À mes pieds se bousculent les galets d’une vaste plage.

La mer est noire, les pierres ont la couleur des coquelicots écrasés.

Là-haut, des oiseaux de cauchemar dansent dans un ciel laiteux. Nul arbre, nulle plante. Un univers minéral. Même l’eau ne ressemble pas à de l’eau.

« Je suis le titan échoué sur des rivages glacés, aux galets froids, le choc des vagues et puis l’effroi, les vastes flots bruissants de rage… »

Douce musique de mots que je murmure et qui apaisent le chaos de mes pensées.

Des ailerons acérés comme les lames d’une faux fendent la mer qui ressemble à une flaque de mercure. Quelles créatures vivent là-dedans ? J’ai appris à ne jamais avoir de réponse aux questions que je pose. Aussi, je ne vois qu’une manière de le savoir.

Je laisse choir sur les galets l’étrange manteau qui me préserve des embruns crachés par l’océan furieux. J’abandonne également mon pantalon de cuir et ma chemise de soie rouge. Les boutons en cornaline et la boucle de mon ceinturon font un bruit sourd en touchant le sol. Je retire mes bottes aux semelles de fer.

Je suis nu.

La brise trop chaude qui s’est levée vient cingler mon dos. Je fais jouer mes muscles, craquer mes cervicales. Je pousse un cri qui se perd dans le ciel chargé d’éclairs. Puis je prends mon élan et je plonge dans l’océan, qui entre en ébullition.

« Je lèche la sueur qui sourd de mille pores, je hume la peur exhalée par les gouffres noirs, j’entends les cris des hommes hurlant dans la pénombre d’une mer vide, j’écoute la terre qui se tord, la sirène enchaînée qui appelle les pâles désirs au festin de la mort ! »

La côte s’éloigne.

Les redoutables monstres marins viennent droit sur moi. Au dernier moment, ils m’évitent et s’enfuient. Je ris et je me lance à leur poursuite, dans une nage puissante.

Ce sont des requins, des requins noirs plus grands que des voiliers. Je m’amuse à caresser leur peau, froide et dure comme un blindage, atrocement rugueuse. Leurs yeux, ronds et blancs, s’affolent. Ils ont peur. Peur de moi.

Je ris à nouveau.

Une forme massive jaillit des fonds ténébreux. Une baleine grise, gigantesque, venue respirer l’air chaud de la surface.

La meute de requins s’agite mais ne bouge pas. Je suis la cause de cette hésitation. Ils m’attendent.

Je souris à mes monstres. Ils s’élancent alors. La chasse est donnée.

Je sens la vigueur dans mon corps, l’énergie dans mes muscles, le feu dans mes veines. Je sais maintenant que je ne serai jamais fatigué. Je nage à mon tour dans le sillage des prédateurs, fermement décidé à avoir ma part.

À ne pas faire de cadeau.

La proie est vite rattrapée. Les plus féroces lui ont déjà déchiqueté le ventre et un sang tiède couleur d’ambre teinte les flots alentour.

Lorsque j’arrive, les requins renoncent à la curée. Ils s’écartent, craintivement.

C’est bien.

Je m’approche en grondant et mords dans la bête. J’arrache un morceau de chair qui a un goût d’algue pourrie. Je le mâche un moment, puis je le crache au loin.

Comme s’ils n’attendaient que ce signal, mes compagnons de courre se jettent sur le Léviathan et le dévorent en un ballet frénétique.

Je m’éloigne, me laisse porter par la mer, sur le dos.

Je n’ai jamais été aussi bien de ma vie entière.

Est-ce que c’est normal ?

Est-ce là ce que je dois faire ? Rester et devenir moi ?

« Je suis le voyageur sur le port, chuchote le poème, guettant le navire des derniers jours, qui flottera sur les ongles des morts. »

Je n’ai aucune idée de ce que signifient ces mots mais ils me bercent. J’aime.

« Reviens… »

Je tourne la tête. Je suis seul. Le courant m’a entraîné loin du festin.

« Reviens… »

Revenir où ?  Qui m’appelle ?

« Reviens… »

Revenir. Oui, je connais cette voix. Aux accents désolés.

Désespérés.

Je dois me réveiller.

13

Je ne sais pas quelle heure il est, mais la nuit est bien entamée quand nous atteignons la rue Allan-Kardec.

— J’ai compris comment tu fais, lance brusquement Nina qui s’était tenue silencieuse jusque-là.

— Comment je fais quoi ? je dis machinalement en essayant de repérer sur les façades le numéro 1857. Elle prend une grande inspiration.

— D’abord tu fermes les yeux et tu te concentres. Eh puis, tout à coup, tu sais exactement où il faut aller. Tu es télépathe !

— Bingo, je réponds.

— Ça veut dire… que tu peux lire dans mes pensées ?

— Je sais absolument tout de toi, je confirme avec le genre de clin d’œil qui laisse craindre le pire.

Elle rougit affreusement. Je m’empresse de la rassurer avant d’attirer sur moi les foudres d’Ombe, du genre : « De mieux en mieux, Jasper. Et tu vas lui demander une faveur en échange de ton silence ?… »

— Mais non, je te fais marcher. Je ne suis pas télépathe.

— C’est vrai ? Tu es sûr ?

— Tiens, vas-y, pense à quelque chose. Ça y est ?

Elle hoche la tête puis plisse le front, se concentrant pour repousser mon assaut mental.