Regrettant encore une fois l’absence de mon portable et de l’appareil photo intégré qui m’aurait permis d’étayer mon futur rapport (qui aura le volume d’une thèse, si ça continue), je sors de ma besace un flacon d’essence maison (quand je dis essence, je pense plante, pas hydrocarbure !) à base d’absinthe, de lavande et de romarin.
L’absinthe et le romarin, qui éloignent les malédictions, sont étroitement liés au monde des morts. La lavande renforce leurs propriétés.
On les utilise également pour les purifications lourdes…
Je ne sais pas comment procèdent les équipes que L’Association envoie pour « nettoyer » les bavures, mais là, l’urgence commande !
Je répands le contenu du flacon dans la pièce, en insistant sur la table et les corps. Puis, courant rejoindre Nina, je lance derrière moi les mots déclencheurs :
— A urtal, sara olva ar olva nururon ar luinë olva ! A urtal, sara olva ar olva nururon ar luinë olva ! Brûlez, plante amère, plante des morts et plante bleue ! A etemental usquë ar morë ! A etemental usquë ar morë ! Chassez la puanteur et la noirceur !
L’embrasement est instantané. Les flammes, blanches, consument livres et mobilier.
— Vite, Nina ! je crie en lui prenant la main et en l’entraînant derrière moi.
— C’est toi qui… l’incendie… ? me demande-t-elle en toussant à cause de la fumée.
— Ouais. Je suis doué pour mettre le feu dans les soirées !
Elle ne rit pas. Je vais finir par croire que c’est vrai ce que j’entends autour de moi : mon humour est franchement moisi.
— C’est le protocole, tu le sais, je continue plus sérieusement alors qu’on dévale les marches. Je te rappelle que les Normaux ne doivent pas accéder à une scène de crime Anormale.
Des gens se bousculent dans le hall. La police commence à évacuer les habitants de l’immeuble.
Protégés par l’aura du bracelet, nous nous mêlons à eux pour sortir et profitons de l’attroupement des badauds autour des véhicules de secours pour quitter subrepticement les lieux.
— C’était quoi, là-haut ? me demande Nina d’une voix tremblante.
Je me rends compte que je lui tiens toujours la main.
— Une séance de spiritisme qui a mal tourné, je réponds, sans avoir l’impression de mentir. Ils ont sûrement appelé un esprit, mais c’est un démon qui est venu et qui leur a fait payer le déplacement. Ça puait le soufre, tu n’as rien senti ?
— Si, avoue-t-elle en frissonnant.
Bon, j’ai en ma possession des indices indiquant (pour peu que j’arrive à reconstituer le puzzle) l’endroit où se rendra Otchi. Il me reste à savoir quand. Mais pour ça, une fois encore, je compte sur mon fidèle Fafnir. Car son absence dans l’appartement des ouailles spirites ne peut signifier qu’une chose : il a suivi le sorcier. Je compte d’ailleurs le vérifier dès que possible. C’est-à-dire aussitôt que Nina sera en sécurité chez elle.
— Ça va ? je lui demande. Tu te sens mieux ?
Elle fait un oui fatigué de la tête.
— Tu veux que je te raccompagne chez toi ou tu te sens d’attaque pour prendre un taxi seule ?
Au regard qu’elle me lance, je comprends que j’ai dit les mots qu’il ne fallait pas dire.
— Jasper… Je ne peux pas rester avec toi, cette nuit ?
Hein ? ? ?
— Mes parents ne sont pas là en ce moment, m’explique-t-elle en m’agrippant le bras et en levant ses yeux vers moi. Après tout ce qui s’est passé, je n’ai pas envie de me retrouver seule dans un appartement vide.
— Zut ! Zut, zut et rezut ! je m’exclame en me frappant le front. Tu parles de parents… Ma mère m’attendait pour dîner ! Comme j’ai perdu mon téléphone, je n’ai pas pu la prévenir. Ça va être ma fête en rentrant…
Nina se mord les lèvres.
— Je comprends. Tant pis, je me débrouillerai. Après tout, je suis une grande fille ! Un Agent, pas vrai ?
Pour la deuxième fois de la soirée, je ressens le désir puissant de la protéger.
Est-ce qu’elle n’en a pas assez bavé pour aujourd’hui, la malheureuse ?
— Non, laisse, je soupire. Au point où j’en suis… Tu n’as qu’à rester. En priant pour que ma mère soit couchée !
— On peut aussi aller chez moi, si tu préfères…
Bon sang. Pendant seize ans, j’ai espéré entendre un jour cette phrase dans la bouche d’une fille ! Finalement, c’est bien le contexte qui prime.
— Ça serait pire, je réponds. Par rapport à ma mère, je veux dire !
— C’est toi qui vois.
En plus, je dois récupérer des ingrédients dans mon laboratoire, dans la perspective d’un affrontement avec Otchi qui est la moitié d’un homme mais pas le quart d’un sorcier.
— Demain, Nina, j’ai un truc urgent à faire, je la préviens. Tu iras rue du Horla et…
— Tu viendras avec moi ?
— Je t’ai dit que j’étais occupé.
— Alors je n’irai pas, s’entête-t-elle. Je ne veux pas rester toute seule, même trente secondes, tu comprends ?
— J’ai pigé, je réponds, légèrement énervé.
L’air accablé de Nina me ramène à de meilleurs sentiments.
— Bon, je dis après un temps de réflexion (et en me maudissant de ne pas avoir appris par cœur le long numéro crypté de l’Association). Écoute, voilà ce qu’on va faire : sitôt arrivés à la maison, je téléphonerai à un ami sûr qui viendra passer la journée de demain avec toi, avec pour consigne de ne pas te quitter d’une semelle. Ça te va ?
Elle acquiesce. Bien.
— Au fait, Jasper… Quel rapport entre la séance de spiritisme avortée et la piste que tu avais retrouvée ?
La petite finaude ! Ne jamais sous-estimer une fille, même désemparée…
— L’une des personnes carbonisées détenait une information importante, je mens éhontément.
— Ah. L’intrusion démoniaque a un rapport avec ce renseignement ?
— Euh, je réponds, pris de court. Peut-être. Je ne sais pas. Je n’y ai pas encore réfléchi.
Nina se tait, satisfaite. Ma surprise n’était pas feinte. Ma sincérité lui a suffi.
— Tu sais, Jasper…, dit-elle encore au moment où j’arrête un taxi.
Je ferme les yeux, m’attends au pire, certain que mes mensonges à propos d’Otchi, peut-être même mes talents de magicien, sont sur le point d’être démasqués.
— Tu as assuré comme une bête, tout à l’heure, termine-t-elle en me décochant un sourire à faire fondre le plus métallique des garçons.
Ça aussi j’ai toujours rêvé de l’entendre.
Foutu contexte.
Le trajet en taxi jusqu’à l’avenue Mauméjean a été rapide. Je n’ai même pas trouvé le temps d’inventer une explication convaincante à servir à ma mère. Mon seul espoir, c’est qu’elle soit allée se coucher. Ce qui ne ferait que repousser l’engueulade à demain, mais crevé comme je le suis, je saisis l’option à deux mains.
Sur le palier, je fais signe à Nina de rester silencieuse et j’introduis la clé dans la serrure. Le sortilège anti-intrusion apposé sur la porte ne grillera pas mon équipière, puisque je l’accompagne.
Les verrous du système trois-points s’ouvrent sans bruit. Pour la première fois depuis bien longtemps, je ne claque pas la porte derrière moi.
— Ben dis donc, chuchote Nina en découvrant les lieux, ça va pour tes parents !
Mon appartement ne laisse personne indifférent. Il faut dire qu’un duplex de quelques centaines de mètres carrés au dernier étage d’un immeuble cossu, dans un quartier chic de la capitale, avec terrasse gigantesque et piscine chauffée, c’est le rêve de tout le monde. Tout le monde sauf moi. Je préférerais cent fois un deux-pièces n’importe où, mais avec des parents à l’intérieur. Bon, c’est vrai, sauf ce soir.
Jamais content, Jasper.