— Il y avait une chambre d’amis, je dis à voix basse. Mais… disons que faute d’amis, on l’a reconvertie en autre chose ! Alors je dormirai dans le salon et tu prendras ma chambre. Ça te va ?
Nina hoche la tête, sans grande conviction.
Je prends la direction du salon, transformé par mes soins en pièce de vie. C’est là que je mange, que je regarde des films, que je reçois mes copains… et copines, depuis ce soir !
Au moment où je me dis que c’est gagné, que j’aurai le répit auquel j’aspire de toutes mes forces, ma mère surgit de la cuisine.
— Jasper ? Tu étais passé où ? Je me suis fait un sang d’encre ! Tu m’avais promis de ne plus…
Puis elle aperçoit Nina et, interloquée, s’arrête net dans ses reproches. Un mince sourire se dessine rapidement sur ses lèvres.
— Eh bien ! dit-elle. Je crois que j’ai enfin la réponse à beaucoup de questions !
Elle s’avance et, sans manières, embrasse Nina qui m’adresse un regard paniqué. J’y réponds en faisant un geste d’impuissance.
— Je suis la maman de Jasper, se présente-t-elle. Et tu es…
— Nina, madame. Je m’appelle Nina.
— Nina. Laisse-moi te regarder… Mais c’est que mon fils a bon goût !
C’est alors qu’avec une netteté extraordinaire me revient un principe troll épatant : « Chacun dans son jardin. » Ou quelque chose d’approchant. Bref, heureux les jeunes trolls que leurs parents laissent pousser en liberté !
— Venez, continue-t-elle en prenant Nina par la main et en l’entraînant dans la cuisine. Je vais faire du thé. Jasper ?
— Jasper ? insiste Nina, inquiète de ne pas me voir réagir.
— J’arrive, je grogne.
— On a plein de choses à se raconter, dit ma mère à mon équipière, qui doit à présent amèrement regretter de ne pas être rentrée chez elle, même toute seule.
Point positif (dans les pires situations, toujours, toujours chercher l’élément positif) : ma mère a complètement oublié de m’engueuler.
Je décide d’intervenir. Pour Nina.
— On est crevés, maman. Nina ne rêve que d’une chose, c’est d’aller se coucher.
— Je pense bien ! fait-elle avec un clin d’œil qui provoque chez Nina une brusque rougeur. Seulement, je pars dans une heure. Un taxi vient me chercher pour me conduire à l’aéroport. Ton père a soudainement besoin de moi. C’est bien lui, ça ! Si tu n’étais pas rentré, tu aurais trouvé une lettre qui t’aurait tout expliqué.
Pour changer, je me dis ironiquement à moi-même.
Pourquoi est-ce que je ne suis pas en colère ? Pourquoi, encore une fois, ai-je le sentiment que ce n’est pas moi, l’ado de la maison ?
— Je compte sur vous pour me tenir compagnie jusqu’à mon départ ! continue-t-elle. Vous êtes jeunes, vous n’avez pas besoin de sommeil ! Tu t’intéresses à la gravure sur grain d’orge, Nina ?
Je n’ai jamais vu ma mère comme ça. Elle est surexcitée, un vrai cauchemar… Qu’est-ce qui lui prend ? Bon, c’est aussi la première fois que je ramène une fille à la maison !
En tout cas, l’ébauche de plan qui consistait à laisser Nina avec elle demain vient de s’écrouler lamentablement. Je ne couperai pas à mon coup de téléphone.
— Alors Nina, depuis quand sortez-vous ensemble, Jasper et toi ?
— Eh bien, je…
— Vous vous êtes rencontrés au lycée ?
— C’est-à-dire que…
J’en ai assez entendu. Je quitte la pièce, sous le regard assassin de Nina.
— Je vous laisse entre filles. Appelez-moi pour le thé !
Après tout, que Nina se débrouille ! C’est elle qui a insisté pour venir. Je n’ai pas le temps de gérer ça en plus du reste.
Je m’affale dans le canapé du salon. D’abord, contacter Fafnir.
Pas besoin de me forcer pour fermer les yeux…
— Fafnir ? Fafnir ? Fafnir ?
Mon précieux espion réagit immédiatement en m’envoyant une série d’images fixes, une succession d’instantanés. Quelle imagination débordante !
Sur ces clichés, je distingue parfaitement Otchi en compagnie de quelques malheureux clochards. Il est assis sur un carton, drapé dans une couverture de laine brodée de symboles – des glyphes puissants, je peux sentir leur pouvoir d’ici !
Je n’ai pas intérêt à me planter, demain.
Comme je l’avais prévu, Fafnir a suivi le sorcier et le tient sous surveillance. Otchi, quant à lui, attend sûrement l’heure du mystérieux rendez-vous fixé par le spectre.
J’abandonne Fafnir sur une consigne simple :
— A lamya roma irë ero autuva ! A lamya roma irë ero autuva ! Sonne la corne quand il partira !
Bien. Le coup de fil aux copains, maintenant. L’appel à la (grosse) cavalerie !
Je décroche le téléphone de la maison et compose le numéro de Romu. Après réflexion, je me suis dit que Romu serait plus rassurant pour Nina que Jean-Lu.
Moins lourd, également…
« Salut salut, bon ben j’suis pas là. Rappelez plus tard. Ciao. »
Message, quand tu ris… Tant pis, ce sera Jean-Lu.
— Jasper ? T’as vu l’heure qu’il est ?
— Ne me fais pas croire que tu dormais déjà !
— Tu as raison, mec, je surfais sur la Toile. Qu’est-ce qui se passe ?
— J’ai un service à te demander…
— Ben voyons.
— Voilà, j’ai une copine à la maison qui…
— TU AS QUOI ?
— Une copine. À la maison. Et je dois m’absenter demain. Un truc de famille. Elle va rester seule et je me disais…
— Tu es en train de me dire que tu as réussi à entraîner une fille chez toi et que ton premier souci, c’est de t’en débarrasser ? ? ?
— Ben…
— Elle est moche, c’est ça ?
— Pas du tout ! Elle est même plutôt canon, si tu veux savoir.
— C’est la fille de l’autre fois ?
— Non, une autre.
— Jasper qui croule sous les plans. C’est sûr, on est entrés dans la quatrième dimension !
— Bon, tu veux bien, oui ou non ?
— OK, OK. Tu es sûr qu’elle est jolie ?
— Jean-Lu…
— Je serai chez toi à l’aube ! Ou bien tout de suite, si tu veux.
— L’aube suffira. Ciao, vieux. Et… merci.
— Faut bien que ça serve, les amis. Bonne nuit, Jasp ! Petit coquin, va.
Encore ? Qu’est-ce qu’ils ont tous avec leur « petit coquin » ?
En tout cas, j’ai fait coup double : Jean-Lu croit que je me suis métamorphosé en tombeur de filles et il gardera Nina demain, ce qui me laissera les mains libres pour m’occuper d’Otchi.
Parfait ! Il ne me reste plus qu’à faire un tour dans mon laboratoire pour remplir ma besace. Mais j’attendrai que ma mère soit partie – et Nina endormie.
Dernière épreuve : la tasse de thé en compagnie d’une fausse petite copine – qui m’en veut sûrement à mort – et d’une mère à l’humeur égrillarde. Youpi !
— En fait, ta mère est vachement sympa.
C’est Nina qui me dit ça, en se glissant sous les draps, juste à côté de moi, vêtue d’un pyjama déniché miraculeusement dans le fond d’une armoire. Un moi (halte aux fantasmes !) en maillot de corps et caleçon, enroulé dans un duvet, sur un matelas mousse…
Explication : impossible de laisser Nina seule dans une pièce, elle n’a rien voulu savoir ! Sauf dans la salle de bains (le fameux esprit de contradiction féminin).
Résultat : je vais passer une nuit de merde dans un sac de couchage à la con.
— Sympa ? je réponds pour répondre.
— Moderne, aussi.
— Ouais. Elle a été hippie dans sa jeunesse.