– Écoutez, Rose, il faut arrêter de mêler la Milice à tous vos problèmes !
– Puisque vous êtes le chef de l’Association, nos problèmes sont aussi vos problèmes. Pourquoi n’avez-vous pas réagi quand Walter était aux prises avec un démon ?
– Cela ne vous regarde pas, Rose.
– J’aime votre style direct !
– Vous en avez fini avec vos questions sans intérêt ?
– Ombe est morte, le Sphinx est mort, le monde des Anormaux est en ébullition, et vous trouvez nos préoccupations sans intérêt ?!
– Je vous dirai tout ce que vous voudrez, Walter, mais à une condition : livrez-moi Jasper.
– Pourquoi Jasper ? Parce qu’il vous a défié au cimetière, hier matin ?
– Ça ne regarde que moi. Je veux Jasper. Je vous promets qu’il ne risque rien.
– Ah bon ? Votre Milicien Dryden a essayé de l’éliminer à plusieurs reprises !
– Cet homme a outrepassé les ordres qu’il avait reçus.
– Nous discutons dans le vide, Fulgence, parce qu’il est hors de question que Jasper quitte la ville. C’est un Agent qui dépend de mon Bureau. J’en suis responsable.
– Réfléchissez, Walter. Le gamin contre la vérité.
– C’est tout réfléchi.
– Je vous laisse vingt-quatre heures.
– Le mufle ! Il nous a raccroché au nez !
– Je ne comprends pas que la situation ait pu déraper à ce point. Bon sang, Rose ! L’Association est en train de voler en éclats ! Une institution vieille de cent cinquante ans !
– À l’évidence, Fulgence tient à garder ses secrets.
– Et nous Jasper ! Heureusement qu’il est à l’abri chez les trolls ! La MAD fouille sûrement la ville à sa recherche.
5
Dans la clairière, quelques dizaines de trolls sont attroupés autour des feux. Une délicieuse odeur de viande grillée emplit l’atmosphère. Jean-Lu se détend en comprenant que, quoi qu’il arrive, on ne mourra pas de faim. Jules au contraire se crispe davantage en découvrant le nombre de nos hôtes.
Quant à moi, mon cœur battant la chamade, je cherche des yeux un visage connu. Celui d’Arglaë, jeune et délicieuse trolle contre laquelle j’ai passé ma première nuit sur l’Île-aux-Oiseaux.
On a failli sortir ensemble et il a fallu toute ma force de caractère ainsi que ma grandeur d’âme pour qu’on reste seulement amis – ratant par-là même une occasion unique d’en savoir plus sur les filles, mais échappant au ressentiment musclé d’Erglug…
– Jasper ? Jasper-de-l’Association-stagiaire ?
Je n’ai pas le temps de réagir. Une masse d’un mètre quatre-vingts et de cent kilos me tombe dessus, ou plutôt dans les bras.
– Arglaë !
C’est tout ce que je trouve à dire et elle m’empêche d’être plus loquace en me serrant contre elle.
– Ravi… de… te revoir, je souffle, après qu’elle m’a relâché.
Et c’est vrai.
Sauf que j’aurais aimé que nos retrouvailles se fassent autrement.
Plus tôt.
Et surtout, sans Nina.
– Hum…
Le raclement de gorge de mon amie m’incite illico à retrouver mes esprits. Gérer la crise, vite !
– Arglaë ? Je te présente Nina… Nina ? Arglaë.
Et puis je me tais – et je prie.
La trolle et l’Agent stagiaire se jaugent du regard.
« Je suis contente.
– Contente de quoi, Ombe ?
– D’être là. C’est toujours un grand moment quand un garçon présente son ex à sa copine.
– Moi, ça ne m’amuse pas.
– T’inquiète, je m’amuse pour deux ! »
Arglaë, une ex ? Très terrestre, alors.
C’est elle qui rompt la première l’échange silencieux, avec un léger soupir qui sonne comme une reddition.
– Jasper m’a beaucoup parlé de toi, ment la trolle avec une ébauche de sourire. Tu as de la chance de l’avoir pour compagnon.
Nina réprime à grand-peine un sourire de victoire.
– Il m’a également parlé de toi, ment-elle à son tour. Je suis heureuse de te rencontrer.
Je pourrais très bien ne pas être là (si seulement…), ce serait pareil !
« Tu ressens encore des trucs pour Arglaë ?
– Je ne sais pas, Ombe !
– Alors pourquoi tu prends ça tellement à cœur ?
– Je ne sais pas, Ombe. »
Je dois réagir et me sortir de ce piège.
– Ton frère n’est pas là ? je demande à Arglaë dans une tentative de fuite désespérée.
– Il se balade quelque part sur l’île.
Tant pis. Je n’ai plus qu’à prendre le mâle (qui est en moi) en patience et subir jusqu’au bout ces échanges qui ne riment à rien.
Mon salut arrive alors que je ne l’attendais plus et d’une manière imprévisible.
– Mon faux camarade ici présent n’ayant pas pris la peine de nous présenter, je me permets de pallier son manque de savoir-vivre et de m’introduire moi-même : je m’appelle Jean-Lu.
S’avançant, mon ami saisit le poignet d’Arglaë, se penche et y pose ses lèvres, dans un baisemain de grande classe.
– Je suis Arglaë Guppelnagemanglang üb Transgereï, répond-elle avec une lueur d’intérêt dans le regard. Et je suis enchantée !
Il faut avouer que Jean-Lu se rapproche des critères physiques trolls (il domine légèrement Arglaë et ne lui rend que quelques kilos) et qu’il ne manque pas d’allure. De plus (inutile de nier, Jean-Lu, je t’ai vu à la piscine), il a des poils dans le dos.
– Et… tu fais quoi dans la vie, je veux dire, en dehors de trolle ? continue Jean-Lu, un peu désarçonné par le regard insistant d’Arglaë et par son sourire appuyé, qui dévoile une impressionnante denture.
– Être troll, c’est un projet de vie qui m’occupe à plein temps, avoue-t-elle d’une voix à la fois langoureuse et moqueuse. Et toi ?
– Euh, je suis au lycée, dans la classe de Jasper. Je suis également musicien.
Son ton est moins assuré, il me jette des regards inquiets.
C’est trop tard, Jean-Lu. Je connais Arglaë, tu lui plais. Elle ne te lâchera pas comme ça. Je parie même que, dans cinq minutes, elle te fera le coup de l’arbre !
Bien décidé à ne pas voir ça et profitant de la fin du combat de filles debout, j’entraîne Nina en direction des feux.
Après tout, Jean-Lu ignore jusqu’à l’existence d’Erglug. Il sera largement temps pour lui de faire sa connaissance ! À ce moment-là, j’essayerai de me comporter en vrai camarade, en calmant les humeurs de mon frère velu.
Bon, un problème résolu. Enfin, repoussé, plutôt. Et aussitôt remplacé par un autre : Nina décide de bouder.
Ce qu’il y a de bien (ou pas) avec les trolls, c’est qu’ils sont toujours en train de manger. Les feux brûlent en permanence, grillent le gibier et cuisent le pain (les deux composantes, je le rappelle, de la triade culinaire trolle, la troisième étant la bière ; j’ai commis une étude sur les mœurs de mes frères du clan des oiseaux : s’y rapporter pour plus de précisions…). Une trolle mamelue me tend une tranche de viande chaude qui me crame les mains.
J’en propose un morceau à mon amie. Elle secoue la tête, agacée.
– Jasper ?
– Mmmh ?
– Tu es sorti avec cette… trolle ?
J’avale ma bouchée.
– Non, je réponds. On a flirté, c’est tout. Maintenant, c’est une amie. Juste une amie.
Ce qui est la stricte vérité. Pourquoi, alors, est-ce que je me sens coupable du lâche soulagement qui m’envahit ? Parce que si je n’ai rien fait, c’est justement par lâcheté, en brandissant mes sentiments pour Ombe – des sentiments qu’à l’époque je n’avais pas le courage de lui avouer…