– Réponds !
– Oui, Maître, pardonnez mon insolence. Un Ghâsh-Durbûl est un prince du monde obscur. Vous êtes un membre de la famille royale, mon Seigneur, aussi sûr que le pauvre Ralk’ est prisonnier de ce miroir.
Famille royale ? Qu’est-ce qu’il raconte, ce crétin ?
– Je te remercie, Ralk’, pour les réponses que tu m’as apportées. Je ne saisis pas encore toutes leurs implications, mais je te suis reconnaissant.
– Maître ? Vous partez ?
– J’ai beaucoup à faire.
À commencer par mettre la plus grande distance possible entre le Horla et moi ! Car si je suis un démon, alors mes amis sont en danger par ma seule présence. J’ai lu Homère, je sais ce qu’est un cheval de Troie…
– Ne me laissez pas ! Si vous ne voulez pas me libérer, emmenez-moi avec vous, Maître ! Par la noirceur de Khalk’ru, ayez pitié !
Je suis sur le point de quitter la cuisine en abandonnant le démon à son sort.
– Tu n’es pas bien ici ? je demande.
– La sorcière qui m’a capturé ne cesse de me torturer ! Et puis la liberté me manque. Je ne survivrai plus très longtemps.
J’ai beau savoir qu’il exagère pour m’attendrir, je perçois en lui une vraie détresse. Je décroche le miroir.
– Merci, merci Maître, sanglote le démon. Ralk’ sera votre serviteur le plus dévoué…
À vrai dire, je pense surtout que moins il y aura de démons dans le périmètre et moins mes amis seront menacés…
Alors que je m’apprête à ranger l’objet dans ma sacoche, j’entends un bourdonnement familier.
Un flash de lumière m’oblige à fermer les yeux. Je vacille.
Je heurte une chaise et m’y accroche de toutes mes forces.
– Maître ? Ça ne va pas ?
Le démon est anxieux. Je ne lui réponds pas, trop occupé par les visions qui explosent dans ma tête.
Fafnir m’envoie des images, comme au bon vieux temps.
7
La douleur qui envahit mon crâne m’empêche de crier de surprise. À la place, je murmure quelques mots en haut-elfique :
– ’afnir… Ma tyë na ? Fafnir… Ma tyë na ? Fafnir… C’est toi ?
– Kraaa ! kraaa !
J’imagine que ça veut dire oui.
Le filtre de l’œil de Fafnir n’est plus jaunâtre mais purpurin. Mon ami a perdu son regard d’ambre au profit de pupilles rouges. L’image reste cependant déformée (j’imagine que c’est à cause de sa nature d’oiseau).
Mon fidèle Fafnir – espion un jour, espion toujours – ne m’a pas abandonné !
Ce qui est étonnant, c’est qu’il soit entré en contact avec moi. Je ne lui ai assigné aucune mission. Le retour qu’il est en train d’effectuer résulte de sa seule initiative…
Fafnir décrit des arcs de cercle au-dessus d’un bâtiment que je ne tarde pas à identifier. Les Abattoirs. Un immeuble cubique aux murs épais, flanqué d’improbables tourelles. La zone est sous le contrôle des vampires. Qu’est-ce que Fafnir fabrique là-bas ?
Le corbeau descend en piqué vers la terrasse qui occupe le sommet de l’imposant édifice, où quelqu’un semble l’attendre.
Je sursaute.
C’est Ombe.
La Ombe de la rue Muad’Dib. La voleuse de tee-shirt. La fille déguisée en vampire.
Mon cœur s’emballe.
Elle lève la main et Fafnir se pose dessus dans un grand froissement d’ailes. Il frotte son bec dans le cou de cette Ombe improbable, frémissant de joie.
Il se passe alors un phénomène très étonnant (enfin, encore plus étonnant que ceux qui me tombent dessus depuis dix minutes !).
La fille plonge son regard dans celui du corbeau et articule distinctement :
– Jasper… Viens… J’ai besoin de toi…
Et l’image s’éteint d’un coup, comme un écran qu’on débranche.
« Tout va bien, Jasp ?
– Ça va. C’est juste que… »
Qu’est-ce que je peux dire à Ombe ?
Que Fafnir est devenu l’animal de compagnie d’une fille qui lui ressemble comme deux gouttes d’eau ? Que cette fille m’a contacté par l’intermédiaire de mon sortilège-espion ? Qu’elle veut que je la rejoigne dans le quartier général des vampires ?
Certains mensonges sont nécessaires. Et ils passent d’autant mieux quand ils se cachent derrière des vérités.
« Si Ralk’ dit vrai, Ombe, et si je suis un démon, je ne veux pas mettre Nina, Walter ou mademoiselle Rose en danger. Je dois à tout prix quitter l’immeuble.
– Partir ? Alors que nous sommes en guerre contre la MAD ? C’est de la désertion !
– Appelle ça comme tu veux.
– Et tu comptes aller où… déserteur ?
– Chercher d’autres réponses, Ombe.
– Tu emmènes Ralk’ ?
– Oui. Tu viens avec nous ?
– Ah ah, très drôle. »
Oui, très drôle.
La situation est même hilarante : trois démons (un de chair, un de vent, un de verre) sont en ce moment même sous la protection d’une Association qui a voué son existence à les pourchasser.
8
« Je croyais que tu voulais quitter l’immeuble.
– C’est bien mon intention, Ombe.
– Pourquoi tu ne sors pas par la porte de l’appartement ?
– Je dois d’abord apporter son bâton à mademoiselle Rose, elle en a besoin.
– Tu es fou.
– Je sais. »
L’ascenseur n’a pas bougé. Je me glisse à l’intérieur et compose le code (morse) sur le bouton de l’armurerie : point-trait-point, trait-trait-trait, point-point-point-point. Ce qui donne « Rose ».
Évidemment.
La cabine s’ébranle et descend jusqu’à l’étage des bureaux.
J’ouvre la porte et lance le bâton-foudre de secours loin dans le couloir. Ils ne tarderont pas à le trouver. Je ne peux pas faire plus, ce serait trop risqué.
Je referme la porte, prêt à actionner le bouton pour remonter.
– Maître ?
La voix du démon surgit de ma sacoche, étouffée.
– Nous sommes dans l’ascenseur, Maître ?
– Oui, Ralk’. Pourquoi ?
– Si vous voulez vous enfuir, il existe un passage secret, dans l’armurerie, qui conduit à l’air libre.
« Comment il sait ça, lui ? »
– Oui, comment tu sais ça, toi ?
– C’est par là que je suis entré. La sorcière m’a intercepté alors que je m’apprêtais à gagner les étages.
Je ne perds pas de temps à réfléchir. J’appuie sur le bouton -2, sans composer de code. La cabine oscille à nouveau et s’enfonce dans les profondeurs du bâtiment.
« Tu n’as pas peur que Ralk’ te conduise à un piège ?
– Il est aussi pressé que nous de quitter cet endroit. Ne t’inquiète pas, il est de notre côté. Pour l’instant en tout cas. »
Je dis pour l’instant parce que en matière d’avenir, j’ai compris que rien, mais alors rien n’était acquis, sinon la certitude de voir ses certitudes bouleversées.
La cabine stoppe sa course dans un bruit inquiétant. Mais si tout va bien (ou si tout va mal), je n’aurai plus à l’utiliser.
Je bataille pour ouvrir la porte et me retrouve dans un des lieux les plus bizarres au monde (je ne compte pas le château virtuel de Siyah qui, de toute manière, est parti en poussière) : l’armurerie de l’Association.
Une faible lumière éclaire de vastes caves voûtées, des rangées d’étagères surchargées et des placards pleins à craquer, le long d’allées biscornues. On dirait que les grimoires, les potions, les ingrédients dégoûtants s’entassent là depuis des siècles. Si j’avais du temps devant moi (et une grande brouette au lieu de cette sacoche déjà remplie), je pillerais allégrement les rayonnages.