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Je repère un peu plus loin le bureau du Sphinx, encombré de vieux papiers et d’alambics.

Romu…

Pourquoi as-tu fait ça ? Et qui es-tu vraiment ?

Dire que j’ai passé tant de bons moments avec un imposteur, un mage dangereux caché sous les traits d’un paisible lycéen, capable d’assassiner un homme de sang-froid et de faire porter le chapeau à son meilleur ami…

– L’entrée du passage se trouve au fond de l’allée qui sent le millepertuis, dit Ralk’ en m’arrachant à mes sombres pensées. Ça serait plus facile pour moi de vous aider si vous me sortiez de ce miroir, Maître !

« Je te l’avais bien dit !

– Ça ne prouve rien, Ombe. De toute façon, je vais le laisser où il est. »

Les plantes, c’est l’allée B.

Je me rends d’un pas alerte de l’autre côté de la salle.

– Derrière le coffre, Maître, continue Ralk’.

Je m’arc-boute et déplace en ahanant le gigantesque coffre métallique bourré de flacons vides. Caché derrière, en effet, commence un tunnel dans lequel on ne peut progresser qu’à quatre pattes.

– Difficile à bouger, ce truc, je grogne. C’est grippé.

– Il existe un mécanisme, Maître… Un bouton sur lequel il suffit d’appuyer.

Un bouton. Pas le temps de chercher. Je m’engouffre dans l’issue de secours creusée dans la roche.

– C’est plein de toiles d’araignées, je proteste. On ne doit pas l’utiliser souvent !

– Personne ne connaît ce passage, Maître.

– Personne ? Même pas le Sphinx ?

– Avant d’abriter l’Association, Maître, cet immeuble était utilisé pour la contrebande d’absinthe.

– Tu as réponse à tout, Ralk’ !

– J’avais préparé sérieusement mon infiltration, Maître.

Tiens, même un démon se vexe. Je change de sujet :

– Où va-t-on déboucher, Ralk’ ? Je n’aimerais pas tomber nez à nez avec un gros bras de la MAD !

– La MAD ! Beurk ! Maudite ! Ne craignez rien, Maître. Le passage nous conduira loin d’ici.

Rassuré, je jette un dernier regard en arrière puis m’enfonce résolument dans la galerie.

« La lumière que tu aperçois au bout d’un tunnel, petit, signifie dans tous les cas la fin de ton calvaire. »

Merci, Gaston Saint-Langers, de me remonter le moral.

9

En fait de lumière, celle que j’aperçois tout au long de l’interminable trajet (mais qui a pu avoir l’idée débile de construire un tunnel dans lequel on ne progresse qu’en rampant ?) provient des fentes d’une cloison en bois.

Maîtrisant mon impatience, je tends l’oreille. Personne de l’autre côté. Je m’autorise quelques minutes pour réfléchir.

Que suis-je devenu en choisissant de quitter l’immeuble de l’Association ? Un déserteur, comme le pense Ombe ? Un fugitif, puisque c’est moi que la MAD traque depuis le début ? Un démon en cavale ? J’ai beau essayer, je n’arrive pas à accepter les révélations de Ralk’.

Que signifie être un démon, quand on n’en a ni l’apparence ni la façon de penser ? Parce que – à moins que je ne me trompe – j’ai l’impression de raisonner comme avant, brillamment souvent, lourdement parfois, humainement toujours. Seule cette présence enfouie en moi – je ne parle pas d’Ombe – me pousse à croire Ralk’.

Une présence à la fois étrangère et familière, sauvage et colérique, mais trop lointaine pour que je puisse me faire totalement à l’idée d’être un démon…

Une autre pensée me vient, portée par les précédentes. Peut-on lutter contre sa nature ? Admettons que je sois un démon. Puis-je (dois-je) me battre contre lui ? Ou le dompter – chevaucher le dragon ? C’est un concept que je comprends mieux ; depuis des années, je compose avec moi-même, je jongle avec différentes personnalités. Jasper le fils de ses parents, Jasper le joueur de cornemuse, Jasper le sorcier, Jasper l’Agent stagiaire…

Tout cela ne formant qu’un, au final.

Si je reprends mes classiques, comment interpréter Dr Jekyll et M. Hyde ? Au pied de la lettre ? De façon symbolique ? Le docteur Jekyll hébergeait-il un démon qui aurait choisi non de cohabiter avec lui, mais de mener sa vie propre ? Est-ce que c’est ce qui va m’arriver ?

– Maître ? Ça ne va pas ?

– J’ai simplement du mal à m’imaginer en démon.

– C’est normal, Maître, glousse Ralk’. Être démon, ça ne se pense pas. Ça se vit, un point c’est tout !

– J’essayerai de m’en souvenir.

Je pèse contre les planches qui cèdent dans un craquement, libérant la sortie au beau milieu d’un couloir minuscule.

Je me glisse dehors, referme l’ouverture.

Où suis-je ?

Je distingue un léger brouhaha, dans une pièce voisine. Et puis je reconnais un logo défraîchi signalant des toilettes : j’ai sous-atterri dans le café à l’angle de la rue du Horla et du passage Davy Jones ! Un endroit prédestiné aux fuites puisque j’y ai conçu un subterfuge pour me débarrasser d’un Milicien…

Je m’époussette, pénètre dans les toilettes, tire la chasse et gagne le bar comme si j’étais un client.

Je salue la patronne qui me fixe d’un œil soupçonneux et je franchis le seuil de l’établissement... Incroyable ! À l’autre bout de la rue, l’immeuble de l’Association est en place, intact, paisible. Aucun combat dans la rue, aucun bruit d’arme à feu.

À croire que j’ai rêvé !

Cependant, en regardant mieux, je m’aperçois que les passants qui empruntent la rue du Horla rebroussent chemin sans s’en rendre compte.

Mademoiselle Rose avait raison : sous l’action d’une magie puissante, un vaste périmètre leur est désormais interdit.

« Je ne regrette pas une seconde d’avoir squatté ton crâne, Jasper. Je suis aux premières loges pour assister aux trucs les plus dingues du monde.

– Tu veux mon avis, Ombe ? Un avis forgé par l’expérience de ces derniers jours ?

– Dis-moi.

– On n’a encore rien vu ! »

10

– Mademoiselle Rose !

– Ça va, Nina. Mais les mages de Fulgence sont extrêmement puissants ! Jasper met trop de temps à apporter le second bâton-foudre. Va voir ce qu’il fabrique.

– Moi ?

– Oui, toi. Il y a un problème ?

– Non, non. Enfin… Si.

– Que se passe-t-il, Nina ?

– Il se passe… Oh, mademoiselle Rose ! Jasper et moi…

– Vous vous êtes disputés ?

– C’est plus grave. Il ne… m’aime plus.

– Il te l’a dit ?

– Pas besoin. J’ai compris… Tout s’écroule ! Dehors, dedans… Oh, j’ai envie de mourir…

– Ne dis pas de bêtises, Nina. Nous faisons tous en ce moment des efforts considérables pour survivre !

– Je souffre tant…

– Plaie d’amour n’est pas mortelle ; ça ne l’empêche pas d’être douloureuse ! Jasper éprouve des sentiments pour toi. Mais il se sent prisonnier.

– Vous ne pouvez pas dire ça ! Je l’aime ! L’amour n’a jamais emprisonné personne !

– La différence est infime entre une cage et un écrin.

– Je suis si malheureuse, mademoiselle Rose…

– J’ai été amoureuse, moi aussi, une fois dans ma vie. De deux hommes en même temps.

– Vous ?!

– Les adolescents sont toujours surpris que les adultes aient pu être jeunes !

– Deux hommes… Et qu’est-ce que vous avez fait ?

– Rien.

– Rien ?