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– Je n’ai pas pu me résoudre à choisir. Alors, au lieu de rendre une seule personne malheureuse, j’en ai irrémédiablement blessé trois. Ce non-choix me semblait le seul possible. Il n’était pas forcément bon, mais il me correspondait.

– Que cherchez-vous à me dire, mademoiselle Rose ?

– Aucun choix, même s’il nous paraît aberrant ou cruel, n’est bon ou mauvais dans l’absolu.

– Je ne comprends pas.

– C’est normal, je remplace par des mots les expériences qu’il te faut vivre. En attendant, arrête de t’apitoyer sur ton sort et concentre-toi sur le présent ! On a un combat à gagner. Maintenant, tu veux bien aller voir ce que fabrique Jasper ?

– J’y vais tout de suite, mademoiselle Rose !

– Vérifie l’ascenseur, il est peut-être bloqué.

– Eh bien, Rose, vous aviez l’air en grande discussion avec Nina.

– Jasper a rompu avec elle. Je vous fais un résumé, Walter ?

– Oh ! Non, je m’en passerai volontiers.

– Où est Jules ? Toujours opérationnel ?

– Oui, Rose. Les images de sa caméra continuent de nous parvenir. L’Agent Deglu tient l’entrée de l’immeuble, mais les Auxiliaires se font décimer.

– C’était inévitable. Ils ont prêté le serment de défendre l’Association…

– … jusqu’à la mort…

– … si nécessaire ! Ils ne seront pas les premiers à tomber.

– Contre d’autres membres de l’Association, Rose ?

– Peu importe. Nous agissons en notre âme et conscience. Nos hommes ont confiance dans notre jugement. Ils savent que ce que nous leur demandons, nous en sommes capables nous aussi.

– Il n’y a donc pas d’autre alternative ? Gagner et survivre, ou perdre et mourir ?

– Il y a souvent une troisième option, Walter. J’espère qu’elle se dessinera avant qu’il ne soit trop tard…

– Mademoiselle Rose ?

– Oui, Nina ?

– L’ascenseur était bloqué. Au niveau de l’armurerie.

– L’armurerie ?

– Oui, Walter. Et j’ai trouvé le bâton dans le couloir.

– Qu’est-ce que Jasper manigance ? Vous avez une idée, Rose ?

– Il cherche peut-être une arme secrète sur les étagères du Sphinx, ou des plantes pour fabriquer un sortilège ! Que sais-je ? Ce garçon me rendra folle !

IV. Si vous faites la guerre,

 faites aussi l’amour !

 Car amour vient d’amor

 – qui point ne meurt.

(Gaston Saint-Langers)

1

Les Abattoirs. À cause de leur allure de château (le côté désuet de l’espèce) et du caractère défendable de l’ensemble, les vampires se sont très tôt approprié l’endroit. Leur roi (un titre honorifique) y réside. Un certain Eusèbe, si ma mémoire est bonne.

« Tu ne veux pas me dire ce qu’on vient chercher, Jasper ?

– Je te l’ai dit, Ombe. Des réponses.

– Chez les vampires ?

– Chez les vampires. Je peux me concentrer, maintenant ? Merci ! »

J’ai décidé de lui en dire le moins possible. Elle découvrira assez vite la raison de ma présence ici…

– Je suis impatient de vous voir occir les inconscients qui se mettront en travers de votre route, Maître !

– Tais-toi, Ralk’. Tu veux me faire repérer ?

« Ce démon commence à me plaire, Jasp.

– Chut, pas de bruit, j’ai dit.

– Tu es le seul à m’entendre…

– C’est vrai, Ombe. Mais ça me déconcentre ! »

Entre une sœur qui ne sait que foncer tête baissée et un démon qui pense que je suis le maître du monde, je ne sais pas comment je parviens à garder les idées claires !

– Si l’on considère la façon dont cet endroit est défendu, Maître, continue le démon, vous n’aurez pas le choix. À moins d’être invisible !

Invisible ?

Pas de problème, mon vieux Ralk’. C’est un talent de famille.

Je sors de ma sacoche des pétales de rose. L’ingrédient de base d’un sortilège que j’ai utilisé pour m’échapper de l’hôpital.

C’est le sorcier Tristan Fleur de thé qui a consigné le principe de la visualisation florale dans son Livre des Ombres : il s’agit de fixer une fleur et d’imaginer le résultat du sortilège.

La rose ouvre la porte sur d’autres dimensions ; elle facilite la navigation entre les mondes. L’idée développée par Tristan est donc, par l’intermédiaire de cette fleur, d’entrer en léger décalage avec ce qui nous entoure, de vibrer sur une fréquence différente pour ne pas être vu ni entendu.

Gagner l’espace ténu qui sépare les mondes.

C’est génialissime !

Le danger, quand on marche sur un fil, sur l’arête étroite d’une frontière, c’est de glisser et de tomber. La dernière fois, j’ai failli ne pas revenir.

Aujourd’hui, c’est différent.

Je serre les pétales dans ma main et ferme les yeux.

Je commence par dessiner la silhouette fragile d’une rose dans ma tête. Je caresse doucement la tige en suivant du doigt le dessin des épines, la forme des feuilles, la consistance presque charnelle de la fleur.

Le parfum capiteux envahit mes poumons. La rose est en moi.

Je cherche alors, comme la dernière fois, la voie d’accès à cet espace que la fleur dissimule. Un endroit semblable à celui-ci, mais où ce qui est blanc devient noir et ce qui est noir devient blanc.

Les mots ensuite glissent tout seuls de ma bouche :

– Kampilossë ! Equen anyë tulya i ettelenna tingala landassë ho Ambar ! Kampilossë ! Equen anyë tulya i ettelenna tingala landassë ho Ambar ! Rose ! Je dis : conduis-moi vers des terres étrangères vibrant sur la frontière du monde !

Je n’ai pas pris la peine de fabriquer un pentacle et pourtant, la magie afflue, précédée par un bourdonnement.

La lumière pâlit, se voile, devient noire. Les contours du trottoir où je me trouve baignent dans un flou laiteux. Les rares passants se font brume, les bâtiments alentour toile d’araignée. Le sortilège s’est enclenché en douceur.

Une brume épaisse recouvre la rue comme un pesant catafalque. Est-ce le jour ? Est-ce la nuit ?

Je saute par-dessus le parapet et m’élance en direction de l’immeuble qui abrite les Abattoirs.

Je cours de plus en plus vite. Mon souffle devient léger. Mes foulées s’allongent, j’accélère encore.

Toujours cette sensation de fouler du sable. Mes vêtements noirs sont devenus translucides. Mon visage, mon corps, luisent de reflets rouges (rouges ? Ils devraient être noirs !).

Sombre est le ciel couleur de sang.

Le vrombissement s’apaise. Je plante fermement mes doigts dans le mur et grimpe sans effort, saisissant les aspérités ou crochant mes doigts dans le ciment, à la façon d’un piolet.

Les pierres chahutées grésillent.

Je m’arrête devant chaque fenêtre et balaye l’intérieur du regard.

Je distingue des formes immobiles ou mouvantes, semblables à de sombres et tristes fantômes.

Est-ce qu’ils me voient ? Est-ce qu’ils sentent ma présence ?

Ralk’ voudrait parler, Ombe cherche à me glisser des mots à l’oreille. Mais où je suis (où ?), je n’entends rien que les battements de mon cœur et les vibrations des mondes qui se touchent, qui se raclent et qui grincent.

Enfin, j’aperçois à l’avant-dernier étage une porte tendue de velours, gardée par un nombre important de vampires sur le qui-vive.

C’est là, je le sais.

Je descelle sans effort une vitre épaisse ouvrant sur un couloir et me coule à l’intérieur.

Je ne suis pas oppressé. Je ne ressens pas le besoin de quitter cet endroit étrange où je suis un guerrier aux yeux rouges.