Je gonfle ma poitrine. Je me sens débordant de force et d’énergie.
Je m’avance souplement en direction de l’appartement VIP.
Les vampires qui gardent la porte s’affolent. Je suis à trois mètres d’eux et ils flairent le danger. J’éprouve une pointe d’admiration pour cette espèce aux sens si développés. Mais ça ne les sauvera pas.
Je me sens plein d’audace. Invincible. Indestructible.
Je marque un temps d’arrêt en reconnaissant, parmi les gardes, les trois jeunes gothiques venus m’interroger sur Ombe, à la fin du concert d’Alamanyar, au Ring.
Puis je fais encore un pas.
Je vais les égorger, tous, les massacrer comme j’ai massacré les autres dans le manoir, les réduire en bouillie, les…
Qu’est-ce que je raconte ?
Je tremble et je ne sais pas si c’est de colère ou d’effroi.
Qu’est-ce que je viens de dire ? Les massacrer ? Comme dans le manoir ?
Attends, vieux, du calme. Arrête les fantasmes !
Quand tu as découvert le massacre des vampires, l’autre soir, tu étais horrifié. Tu étais derrière une fenêtre quand ça s’est passé (elle était inexplicablement ouverte…) ; tu dormais (tu faisais un cauchemar, tu tuais des gens dans une arène…).
Respire, Jasper, respire. Tu ne dors plus. Le dormeur s’est réveillé !
Tes actes t’appartiennent.
Je n’ai pas d’armes mais ce sont eux qui tremblent. Je n’ai pas peur. Je m’avance vers eux. Ils se précipitent en hurlant. Lents et maladroits. Une décharge d’adrénaline m’envahit. Je laisse un sourire s’épanouir sur mon visage. J’évite le premier. J’intercepte le second. Mon rire prend possession du palier. Je tourbillonne au milieu des combattants. Inlassablement, impitoyablement, je décime les guerriers. Sans ressentir de fatigue. Sans éprouver de regret. Et je lève les bras vers le ciel rouge.
C’est fini.
L’affrontement a duré moins d’une minute et tous les vampires sont à terre.
Simplement assommés.
Je reste Agent de l’Association, n’est-ce pas ? Même si je ne suis que stagiaire, même si l’Association ressemble ces temps-ci davantage à un concept qu’à une réalité, les Anormaux restent sous ma responsabilité. Ce ne sont pas quelques rêves teintés de rouge qui me feront dévier de mon chemin !
Je pousse les battants de la porte et pénètre dans une vaste pièce au luxe rétro et tapageur.
Une silhouette me tourne le dos.
Assise en tailleur dans un fauteuil élimé, elle contemple l’horizon par la fenêtre. Un corbeau lisse ses plumes sur son épaule.
– Merci d’être venu, Jasper, murmure une voix déformée par la distance entre les mondes…
2
– Rose ! L’Agent Deglu est sur le point de flancher !
– Par tous les dieux, Walter ! Je ne sais pas comment elle a tenu si longtemps.
– Demandez à Nina. La petite est dans la bibliothèque, en contact avec elle depuis plus d’une heure. À lui souffler des encouragements dans l’oreillette.
– Chère Nina ! Notre conversation n’aura pas été inutile.
– Thérèse doit être évacuée, Rose.
– Elle refusera.
– Allons la chercher ! En nous voyant, elle n’osera pas s’obstiner.
– C’est impossible, Walter. Si vous ou moi quittons notre poste, la clé de voûte mystique qui protège l’immeuble s’effondrera.
– Quel fiasco… Les Agents auxiliaires sont morts. Et Thérèse va bientôt succomber sous le nombre. Nous ramassons une vraie raclée !
– À six contre trente-cinq ? Avec trois stagiaires contre cinq mages ? Je n’appelle pas ça une raclée, Walter.
– À propos de stagiaire… Où est Jasper ?
– Il n’est toujours pas revenu de l’armurerie. Ni vous ni moi, ni même Nina, n’avons pu dégager deux minutes pour le ramener !
– Ça devient franchement inquiétant ! Tant pis pour la porte, je pars à sa recherche.
– Restez avec moi, Walter. La porte a plus besoin de nous que Jasper. Qu’il rumine dans un coin sa rupture avec Nina ou qu’il concocte une arme secrète, l’armurerie est l’endroit le plus sûr de l’immeuble. Il ne risque rien.
– Entre nous, Rose, comment voyez-vous la suite des événements ?
– Franchement, Walter ? Les autres Bureaux de l’Association ne font pas mine de nous rejoindre. Nous sommes seuls. Et dans une impasse.
3
Comment a-t-elle réussi à me voir ?
Le moment de surprise passé, je ressens le besoin de réintégrer mon vrai corps, mes vrais vêtements, mon vrai monde. La fête est finie. Bas les masques.
Ce sont les mots qui me viennent, alors que je verrouille la porte derrière moi.
Est-ce le jour ou bien la nuit ? Tout est si… rouge !
Dans un murmure, je quitte l’espace interstitiel :
– A leno leperildar lintavë ninna, kampilossë ! Anyë mapa ar anyë entulca mir Ambarlvar ! A leno leperildar lintavë ninna, kampilossë. Anyë mapa ar anyë entulca mir Ambarlvar. Tends tes doigts rapidement vers moi, rose. Attrape-moi et rétablis-moi dans notre monde.
Les sons percent le mur de ouate qui m’entoure, le gémissement de la matière torturée s’estompe.
Les choses reprennent leur couleur, leur consistance.
« Je vois à nouveau ! C’était très flippant, Jasper. Je ne sais pas ce que tu as trafiqué, mais je me suis retrouvée plongée dans le noir, privée de tous mes… enfin, de tous tes sens.
– J’ai utilisé un sortilège.
– Pour changer… »
Elle n’a pas encore compris où l’on se trouve.
– Je n’avais pas voyagé dans les marges depuis une éternité, Maître ! C’était formidable !
– Ferme-la, je souffle à Ralk’, tandis que mon interlocutrice pivote sur son trône miteux et me fixe.
Bon sang, c’est la copie parfaite d’Ombe !
Le choc est aussi rude que dans la rue Muad’Dib.
Et c’est bien Fafnir qui se tient sur son épaule.
Je ne dis rien. Je me contente de la regarder droit dans les yeux.
Des yeux rouges.
Je ne suis plus si sûr qu’il s’agisse de lentilles de contact…
« C’est… la fille de l’appartement ? »
On dirait qu’Ombe (mon Ombe) vient de réaliser ce qui se passe. Elle prend les choses assez calmement. Ou alors, elle est en état de choc.
« Oui, Ombe. Celle qui te ressemble.
– Qu’est-ce qu’elle fait chez les vampires ?
– Je ne sais pas. »
Puis Ombe marmonne des phrases incompréhensibles, avant de s’enfermer dans le silence. C’est bien un état de choc.
L’autre Ombe semble soupirer. Je dis semble parce que – le détail est important – sa poitrine reste immobile. Elle ne respire pas.
– Merci, répète-t-elle avec une voix d’outre-Ombe, un peu grave.
– Pourquoi est-ce que tu tenais tant à me voir ?
Elle ne répond pas. Elle est repartie ailleurs.
Fafnir en profite pour quitter son épaule et venir se poser sur la mienne. Il joue à blottir sa tête dans mon cou (une habitude prise lorsqu’il était encore petit scarabée). Il semble heureux de me revoir.
– Là, Fafnir, oui, moi aussi je suis content, je dis au corbeau.
– Rrok, rrok, kraaaaa !
– Maître ? Que se passe-t-il ? Je ne vois rien, placé comme je le suis dans votre besace !
– Ne t’inquiète pas, Ralk’. C’est juste Fafnir, mon… corbeau apprivoisé.
– Un corbeau, Maître ? Excellent choix ! Vous permettez ?
– Permettre quoi ?
– Un instant… Rroooook ? Kraa raak ? Ralk’ kraaork ! rrrrrok okkk !
– Krrrrra ! Rrroook rokkk Faaafnoorr kraa ! Tok-tok-tok !
– Vous faites quoi, là ?