Le vêtement dans le bec, flottant comme un étendard, il s’éloigne à grands coups d’ailes en direction de la fenêtre entrouverte.
Bien qu’il soit d’une nature froussarde, mon sortilège m’a habitué à plus de courage. Mais que reste-t-il de lui dans ce corbeau ?
– Libérez-moi, Maître, me supplie Ralk’ à voix basse. Accordez-moi la faveur de me battre pour vous. Laissez-moi être votre épée et votre bouclier !
C’est tentant. Mais d’une part rien ne me garantit que le démon n’en profitera pas pour s’éclipser, d’autre part je ne sais pas comment le sortir de sa prison.
Je pourrais essayer d’invoquer la fureur rouge qui s’empare de moi, parfois, dans les batailles, mais elle est capricieuse et je n’ai pas l’intention de confier ma vie au hasard.
Je prends donc la seule décision raisonnable.
Suivant l’exemple de mon vieux Fafnir, je balance une ultime vanne (« Désolé les vampires, l’entretien sera pour une autre fois ! »), cours en direction de la fenêtre et, brisant la glace avant de casser l’ambiance, me précipite à l’extérieur.
Un vampire ne s’amuserait pas à sauter du cinquième étage. D’ailleurs, personne ne se lance derrière moi.
Rectification : la reine saute elle aussi…
Je touche le sol beaucoup trop vite. L’impact est effroyable.
Si j’étais toujours Jasper, mes deux jambes seraient brisées. Comme mon bassin. Et mes vertèbres soudées entre elles à jamais.
Heureusement, je ne suis plus Jasper, enfin, plus seulement. Alors, malgré une douleur atroce, je me redresse sans rien de cassé.
Le parking à l’abandon où j’ai terminé ma chute, à l’arrière du bâtiment, est désert. Il serait facile de disparaître. Mais la reine des vampires atterrit tout aussi violemment derrière moi(avec plus d’élégance, il faut le reconnaître) et je m’apprête à défendre chèrement ma peau.
Est-ce que j’arriverai à me battre avec elle en oubliant ce qu’elle est ? Ou plutôt, ce qu’elle a été ?
– Je ne t’ai pas demandé de venir pour que tu repartes si vite, Jasper, me dit-elle.
– Je n’ai pas vraiment le choix, figure-toi. Tes petits copains rêvent de me mettre en pièces ! Tu m’as avoué toi-même que j’étais leur cible principale.
– C’est pour ça que je vais t’aider.
Elle me tend la main.
Un bref instant de surprise et je la saisis, trop heureux de ne pas l’affronter.
Sa chair est froide. Dure comme le marbre. Désertée par la vie.
La reine des vampires m’entraîne jusqu’à un soupirail qu’elle ouvre d’un coup de botte. Nous nous glissons par l’ouverture.
– Nous serons tranquilles ici, déclare-t-elle.
La cave où nous avons trouvé refuge est effectivement murée.
– Tes copains finiront par nous trouver, je rétorque, désabusé.
– Ce qu’il adviendra après n’a pas d’importance, Jasper.
– Parle clairement, je ne comprends rien !
La reine fixe sur moi son regard rouge, parcouru de rares reflets bleutés. Il y a en elle des fragments de l’Ombe que j’ai aimée et je sens des frissons me parcourir.
– Je souffre, Jasper, terriblement. Je me consume à l’intérieur d’un feu dont le sortilège mauvais n’est pas uniquement responsable. Je veux en finir.
– En finir ?
Cette manie de répéter ce qu’on me dit quand je refuse d’entendre !
– Tu es le seul capable de mettre un terme aux artifices du nécromancien, m’explique-t-elle, avec dans la voix une douceur jusque-là absente. Tu es un magicien et tu es un démon, comme celui qui m’a infligé cette épreuve. Rompt le charme, Jasper ! Libère-moi !
« Fais ce qu’elle te demande, Jasper, pour l’amour de moi…
– Ombe ! Tu es revenue quand ?
– Quand tu as sauté.
– Tu es sûre, pour le charme ? Parce que là, à l’instant, je pense à quelque chose : j’ai réussi à transférer l’esprit de Fafnir dans le corps d’un oiseau ! Tu ne voudrais pas que j’essaye de…
– Jasper ! Fafnir est un sortilège, pas une âme ! Il y a des actes qui ne se font pas, ou du moins qui ne devraient pas se faire. Ce qui est advenu ne peut être changé. Seulement arrangé… »
Je m’en veux aussitôt d’avoir songé à transférer Ombe dans le corps de la reine. Un corps glacé, qui mérite le repos qu’un dément lui a refusé.
– C’est d’accord, je réponds à la reine en lui offrant un sourire forcé.
« Merci, petit frère.
– Tu me remercieras quand ça sera fini. Parce que j’ai bien une idée sur la façon de procéder, mais je ne sais pas si ça va marcher.
– J’ai confiance en toi. »
Il ne me reste plus qu’à avoir aussi confiance en moi.
6
Je sors de ma sacoche le miroir qui me gêne dans ma quête d’ingrédients et je le pose contre un mur. Un coup d’œil me rassure quant à la santé de Ralk’, qui danse sa joie d’être revenu à l’air libre. La chute du cinquième étage ne semble pas l’avoir traumatisé.
Je déniche ensuite un sac de toile rempli de sel gris. Je vais construire un pentacle. Est-ce que je dois m’isoler de la reine ? Nous isoler tous les deux ? J’opte instinctivement pour une troisième option : je trace mon cercle autour d’elle.
Récapitulons : j’ai déplacé Fafnir d’une gourmette dans un corbeau. Si je devais défaire mon sort, je suivrais la procédure inverse, en choisissant un autre support. Mais dans le cas de la reine, où renvoyer le sortilège ?
Le chasser de son corps, c’est entendu. Mais une fois à l’air libre ?
Le seul ouvrage qui pourrait m’éclairer, celui du père Cornélius, est resté chez moi. Il faut bien avouer que je manque cruellement de pratique en magie démonique !
Mon regard erre un moment dans la cave avant de se poser sur le miroir. J’aurais dû y penser tout de suite.
– Ralk’ ?
– Oui, Maître ?
– Je vais procéder à la libération de la reine. Tu connais le processus ?
– En théorie, Maître. Je n’ai jamais pratiqué le rituel, pour la bonne raison que j’en suis incapable ! Seuls les démons Majeurs s’y risquent, Maître.
– Est-ce que je suis un démon Majeur, Ralk’ ?
– Vous êtes un Maître démon, Seigneur !
– Je suppose que ça veut dire oui. Ralk’ ?
– Maître ?
– Tu accepterais de me servir d’assistant pour le rituel ?
– C’est un grand honneur que vous me faites, Maître. J’accepte avec joie !
– Génial ! Dans quoi dois-je transférer le sortilège afin qu’il cesse de nuire ?
– Une gousse d’ail ferait l’affaire.
– De l’ail ? Tu te moques de moi !
– Maître !
– Bon, d’accord, une gousse d’ail.
J’en trouve une dans ma besace. Je fouille ensuite les poches de mon manteau à la recherche d’un petit sac en plastique fermé par un élastique. Je me félicite d’avoir recueilli les restes du mélange d’herbes et de phrases elfiques avec lequel j’ai retardé la putréfaction du corbeau et activé le transfert de Fafnir vers son nouveau corps.
J’ouvre le sachet, libérant le parfum prégnant des plantes, et je tends à Ombe la gousse d’ail.
– Serre-la dans ta main et ne la lâche sous aucun prétexte, je l’avertis.
Preuve s’il en fallait qu’Ombe n’est jamais devenue vampire, le contact avec l’ail ne la gêne absolument pas.
Je répands ensuite les plantes broyées sur sa tête.
– Je vais prononcer une incantation. Si tout se passe comme je le souhaite, le sortilège qui te maintient en vie s’évanouira. Cela signifie…
– Que je serai libre, Jasper, me coupe la reine.
– Je veux juste, hum, te dire que…