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À quoi bon un adieu que je n’ai jamais pu faire ? Mon amie est morte sur sa moto. Celle qui se tient devant moi n’est qu’un mirage, l’image figée d’un passé révolu.

– Je sais, Jasper, répond-elle calmement. Je… Ombe t’aimait aussi.

Un sourire apaisé éclaire son visage trop blanc.

« Vas-y, Jasper. Je t’en prie… »

J’hésite une fraction de seconde puis recule, murmurant les runes qui donneront naissance au pentacle et m’interdiront tout retour en arrière.

Avec une facilité déconcertante, le sel se transforme en muraille translucide. Dire que je n’ai pas eu besoin de convoquer les éléments ni de tracer les signes pour parvenir à ce résultat…

Un champ de force emprisonne désormais la reine, plus solide que la plus sûre des prisons. Je pourrais la laisser là et prendre (lâchement) la poudre d’escampette. Mais j’ai promis à Ombe.

Je prends donc mon inspiration et prononce l’incantation du père Vito Cornélius :

– Sarraaa olvvaaa, arrwaaa luiinë uulwe, aaa haaahamë sulëëë arrrauco ; pioosennaaa, arrwaaa luiinë olvoo coinnaaa, aaa maanwaaa vaiinë ; annantaaa tyye, tamuuril, aaa lavvë saanwë-mmantaaa… Plante amère, avec l’aide du frêne, convoque le souffle du démon ; houx, avec l’aide de la plante vive, prépare l’enveloppe ; et toi, if, permets le transfert… Equeen : ullwe aaa senëët anddo aavëaaa ! Eqquen : anddo avëëaaa arrr piiosennaaa, aaa ppalyal ittilaaa hhlinë, aaa ciiral llandarrr peellaaa, miinnaaa hhellë assto, aaa tuuvëal sulëëë arrrauco ! Je dis : frêne, libère la porte de l’au-delà ! Je dis : genévrier et houx, ouvrez largement la toile d’araignée étincelante, naviguez au-delà des frontières, dans le ciel de poussière, trouvez le souffle du démon ! Equenn : sulëëë arrrauco arrr vaaarrno faanëë aaa nuutildë ! Je dis mélangez-vous, souffle de démon et protecteur blanc !

Mon quenya est aussi bizarrement guttural que la dernière fois.

De l’autre côté des murs du pentacle, une substance épaisse abandonne à regret, en longs filets noirâtres, le corps de la reine des vampires.

Au contact du sol, le fluide grésille, se change en brume opaque.

Puis, irrésistiblement aspiré par la gousse que la reine tient dans la main, le sortilège démoniaque se dissout, pendant que l’ail se nécrose et noircit.

Lentement, très lentement, le corps de la reine s’affaisse et tombe sur le sol.

« C’est fini, Jasper. C’est fini. Enfin… »

– C’était du travail d’artiste, Maître !

Un drôle d’artiste, Ralk’, qui joue avec la vie comme d’autres avec les couleurs.

Un sentiment étrange m’envahit, mélange de tristesse et de soulagement.

Tout le monde n’a pas la chance, odieuse et cruelle, de revenir en arrière pour dire enfin adieu à ceux qu’on aime.

Je contemple, sans bouger, mon amie morte pour la seconde fois.

7

« Jasper ? »

Des cris nous parviennent par le soupirail. Les vampires ont entrepris de fouiller méthodiquement les abords de l’immeuble.

J’arrache mon regard du corps de la reine et du sourire figé sur son visage.

« Elle restera comme elle est, grâce aux plantes et à la magie du pentacle. Personne ne la touchera plus. Personne.

– Jasper, il faut partir.

– J’arrive, Ombe. »

Je fais un pas en direction du soupirail.

– Hum… Maître ? Eh ! Maître !

J’allais oublier Ralk’, posé contre le mur au fond de la pièce.

– Désolé, vieux, je murmure en glissant le miroir dans ma sacoche. J’avais la tête ailleurs.

– J’ai l’habitude de rester seul, Maître, ce n’est pas ça qui m’effraye.

– Un démon connaît la peur ?

– Oh oui, Maître ! Un démon craint l’ail et le millepertuis, le jais et la turquoise, le cuivre et l’antimoine. Il a peur des autres démons plus puissants que lui – c’est pour cela qu’il s’attache les bonnes grâces d’un protecteur ! Il s’inquiète aussi des sorciers invocateurs qui peuvent le retenir dans le monde des hommes. Et puis il redoute le pouvoir des oyuns, ces maudits chamanes qui n’hésitent pas à traquer les démons comme on chasse du gibier.

– Tu as peur de tout ça, Ralk’ ?

– Oui, Maître. Mais pas seulement.

– De quoi d’autre ?

– J’ai peur du noir, Maître.

Malgré le côté dramatique de la situation et la honte que je décèle dans sa voix, je manque d’éclater de rire. Un démon qui a peur du noir !

– Mademoiselle Rose ne t’a jamais torturé, je le gronde. Et la liberté, tu t’en moques. En réalité, tu ne supportais pas de rester dans l’obscurité de son appartement !

– Vous avez raison, Maître. Honte sur moi ! J’ai cherché à vous tromper. Mais votre clairvoyance exceptionnelle et l’intelligence puissante de…

– Arrête de fayoter, Ralk’, ça ne marche pas avec moi.

– Ah bon ? Les Maîtres démons adorent qu’on les flatte, pourtant.

– Ralk’, il ne fait jamais noir dans ton monde ?

– Non, Maître. Le Nûr-Burzum est éclairé en permanence par les flammes rouges de Ghâsh-lug, la montagne de feu. Vous connaissez le poème : Ghaash agh akûl ! Karn ghaamp agh nût…

– « Feu et glace », je traduis à voix basse. « Rouge sont la terre et le ciel ».

« C’est très touchant mais il faut bouger, Jasper.

– Désolé, Ombe. Tu te rends compte que je comprends le… démonique ?

– On dit le Parler Noir.

– Comment tu sais ça, toi ?

– Je le sais, c’est tout. Bon, tu te décides ?

– Oui, oui, j’y vais ! »

Comme j’aimerais avoir le temps de traiter les dizaines d’informations qui me tombent dessus depuis quelques heures !

Mais Ombe a raison.

Chaque chose en son temps.

8

Je m’approche du soupirail pour jauger la situation.

Elle n’est pas fameuse.

Les abords des Abattoirs grouillent de vampires.

Je n’ai pas d’autre solution que regagner la frontière des mondes pour me dissimuler à leurs yeux. En espérant que les gardes que j’ai rossés (un mot pudique pour évoquer la raclée que je leur ai mise) n’aient pas parlé de la menace fantôme…

Je ferme les paupières. J’ai jeté les pétales de rose, tout à l’heure. J’espère que leur souvenir suffira. Je me concentre du mieux que je peux et prononce la formule où il est question de terres étrangères et de frontière vibrante.

Le bourdonnement familier peine à surgir. La cave où je me trouve se nimbe d’une vague lueur blanchâtre et les silhouettes, dehors, sont à peine floues.

Le sortilège s’est bel et bien mis en route, mais de façon imparfaite. Je ne suis pas devenu invisible, juste difficile à voir.

C’est hélas insuffisant pour prendre la poudre d’escampette.

Voilà que je pèche par orgueil, maintenant. Parce que la magie ne s’est jamais comportée aussi docilement avec moi, j’imagine que je peux brûler ou négliger les étapes ! Le sortilège des roses exige des roses, point final. Et pas des souvenirs de roses.

Je me mords la lèvre. La leçon est retenue. Même si, pour l’heure, ça ne règle pas mes affaires.

– Kraaa ! Kraaa !

Un éclair de lumière rouge, un bon mal de crâne. Je suis en connexion avec Fafnir. Établie par lui, comme la dernière fois.

– Kraaa ! Kraaa ! Kraaabattt !

J’ai mal entendu…

– Kraaa !

Je préfère ça !