– Vous pensez à quoi, Walter ?
– À des porte-bonheur ! Je vous suggère de vous agripper à ce qui vous est le plus cher.
– Votre façon de voir, Walter, n’est pas très optimiste.
– Ma vie entière, pourtant, illustre le fameux adage « L’espoir fait vivre ». Vous ne croyez pas, Rose ?
– Oui, Walter, sûrement. Allez, je vais m’agripper à la porte !
– Et toi, Nina ?
– À la gourmette que m’a donnée Jasper.
– Et vous Walter, à quoi allez-vous vous confier ?
– En ce qui me concerne, Rose, ne le prenez pas mal, mais je vais m’agripper à vous !
V. Les obstacles sont faits
pour être élevés…
(Gaston Saint-Langers)
1
Depuis les Abattoirs jusqu’à la rue du Horla, il faut presque une heure en marchant et pas loin de quarante minutes en métro.
C’est pourquoi, une fois quittée la frontière semi-brumeuse pour un monde plus stable, je décide de courir.
Ma besace battant contre la hanche, mon manteau flottant derrière moi dans le vent de la course, je m’abandonne au plaisir des foulées que je déroule sur le trottoir.
J’aspire goulûment l’air froid de la nuit.
Mon cœur s’est mis en mode métronome et ma respiration reste régulière.
Fulgence.
Comment un démon a-t-il pu devenir le grand patron de l’Association, dont la raison d’être est de lutter contre les démons ?
Et pourquoi veut-il m’éliminer si je suis comme lui ?
Cette histoire me dépasse. Elle nous dépasse tous. Elle abrite un secret. Une conspiration dont je ne saisis ni les tenants ni les aboutissants.
Mais l’essentiel, c’est que ma nature démoniaque ne m’interdise pas de choisir mon camp. C’est l’Association que je sers. Je sais qui je dois combattre – et protéger.
Ma course se nimbe de rouge.
Loin de m’épuiser, l’effort m’électrise.
Des images naissent sous mon crâne. Des lambeaux de rêves.
Non, pas de rêves, de souvenirs.
Les souvenirs d’une existence que je n’ai jamais vécue.
Je laisse derrière moi des empreintes profondes.
Ces images ne m’effrayent plus.
Peut-on être entier en refusant une part de soi ?
« Accepte-toi toi-même et deviens celui que tu veux », écrivait ce cher Saint-Langers.
Les rares passants que je croise se meuvent au ralenti.
Mes sens sont exacerbés.
Je devine avant de voir, j’entends sans avoir à écouter ; mille odeurs se bousculent dans mes narines.
Nacelnik va-t-il s’en sortir contre les vampires ? Je l’espère. Pourtant, je ressens une sorte d’indifférence.
Chacun doit accomplir son destin.
Le mien n’est plus derrière, il est devant.
2
À l’approche de l’esplanade Hervé Jubert, fréquentée l’été par de nombreux vagabonds et encombrée l’hiver par les stigmates de travaux chaotiques, je ralentis.
Je ressens l’imminence d’un danger.
Des vampires ?
Peu importe. Lorsque deux silhouettes surgissent d’un tas de gravats, je suis prêt.
Enfin, presque…
– Romu ?
C’est bien lui.
Mon ami, camarade de classe et bassiste du groupe rock Alamanyar, se tient devant moi, habillé comme un métalleux, les cheveux longs tenus en arrière par un lacet de cuir, le regard brillant, un sourire méprisant aux lèvres.
À côté de lui, moulée dans une tenue de motarde, une blonde sculpturale que je n’ai aucun mal à reconnaître : Lucile, l’ancienne colocataire d’Ombe.
Les deux assassins du Sphinx.
« Après les vampires, les faux camarades…
– Je donnerais cher pour savoir ce qui était sincère ou non dans le comportement de Romu. Ça me paraît tellement dingue, ce double jeu ! Bon sang, on a partagé des trucs hyper forts !
– Jasper ?
– Oui, Ombe ?
– Tu ne m’en veux pas ?
– Pourquoi je t’en voudrais ?
– Pour ce que je t’ai dit, tout à l’heure. Pour ma fureur, quand tu n’as pas voulu aider Nacelnik.
– Les frères et les sœurs se disputent souvent. Et puis… tu es impuissante, Ombe, tu voudrais agir et tu ne peux pas. Les mots sont tout ce qui te reste. »
– Jasper ! Où cours-tu comme ça, vieux frère ?
– Je ne suis pas ton frère, Romuald, je réponds en serrant les poings. Je ne le suis plus, après ce que tu as fait… Comment saviez-vous que je venais ?
– Tu es en colère. C’est parfait. Tes émotions te trahissent, elles se répercutent sur le halo mystique que tu dégages et te rendent plus facile à repérer.
– Tais-toi, il est beau ! s’exclame Lucile d’une voix gourmande, en s’approchant de Romu et en s’accrochant tendrement à son bras. La colère va bien aux gens de notre espèce !
– Je n’appartiens pas à votre espèce, je rétorque. C’est celle des traîtres et des meurtriers !
– Il est craquant, continue Lucile en m’assenant un clin d’œil égrillard qui a pour effet de me faire rougir (je maîtrise mieux les effets de la magie elfique que ceux des sortilèges féminins).
– Jasper, Jasper, soupire Romu en secouant la tête. Tu es idiot ! Tu ne comprends donc rien ?
Comprendre quoi ? Que ces deux-là s’apprêtent à passer un sale quart d’heure ? Que je vais les assommer et les enchaîner dans un endroit discret, en attendant que la situation s’arrange et qu’ils soient jugés ?
Tout mon être bouillonne de la rage d’avoir été trahi par celui que je considérais comme un ami. Je lui ai confié des secrets ! J’ai partagé avec lui mes doutes, et plus encore : mes espoirs.
« Les faiblesses s’excusent, les trahisons se châtient. »
Saint-Langers et moi, on est sur la même longueur d’onde.
3
– Maître ? me chuchote Ralk’ de manière que je sois seul à l’entendre.
– Qu’est-ce qu’il y a ? je réponds sur le même ton.
– Le garçon et la fille auxquels vous parlez…
– Eh bien ? Crache le morceau, Ralk’ !
– Ce sont aussi des démons.
Ah bon ? Mais bien sûr ! Et ma prof de français, et le facteur, tout le monde est un démon !
– Quand la fille parle d’espèce commune, continue Ralk’ pour me convaincre, elle fait allusion aux démons. Pareil pour le garçon, Maître : les démons possèdent une signature mystique qui sert à… marquer leur territoire.
– Comme des chiens. Charmant ! Alors tu es en train de suggérer que Romuald et Lucile sont… comme moi ?
– En quelque sorte, Maître. Mais un cran en dessous – si j’ose dire ! – puisqu’ils portent la marque des démons Majeurs.
Des démons Majeurs. Il ne manquait plus que ça.
– Tu as perdu ta langue, beau brun ? lance Lucile, railleuse.
La motarde commence à me monter au nez.
– Ça suffit ! je m’exclame. Au nom de l’Association, je vous ordonne de vous rendre. Vous êtes accusés d’avoir tué un Agent connu sous le nom de Sphinx et d’avoir essayé de m’en rendre responsable. Un procès équitable aura lieu et…
Un double éclat de rire interrompt ma tirade.
– Excellent ! Je ne te connaissais pas ces talents de comique, Jasper, dit Romu en faisant mine d’applaudir.
– Le pauvre chéri ! enchaîne Lucile. Regarde, il a l’air tout désappointé ! Son petit discours n’a pas eu l’effet escompté.
La blondiale (blonde glaciale, pour rappel), devenue blondope (pas besoin d’explication), se trompe. D’un bond, je suis sur elle et la gifle à toute volée. Puis je colle un direct à mon ancien camarade.