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Je m’avance résolument vers le rideau mystique que je déchire sans bruit.

De l’autre côté, c’est la fin du monde.

Sombre est le jour.

Le Ragnarök. Un chaos wagnérien.

C’est peut-être le crépuscule. Je vois à peine où je mets les pieds.

Tout est en feu.

Un flamboiement illumine le ciel, suivi d’un lointain grondement.

Le goudron, porté à ébullition, dégage une épaisse fumée noire.

La roche creusée, éventrée, martelée, martyrisée, transpire un écœurant goudron, une substance poisseuse qui ressemble à du sang.

Les décombres d’immeubles détruits recouvrent la chaussée.

Des corps jonchent les trottoirs.

Je bute contre un obstacle que l’obscurité m’avait dérobé. Je me penche : c’est un corps. Le corps d’un homme mort. Je n’ai aucun mouvement de recul, à peine surpris. Je suis donc dans un cimetière ?

Par-dessus tout, le vacarme est atroce.

Ricanement des flammes dévorant les bâtiments, plainte des murs qui s’effondrent, râle des mourants.

Autour de moi patrouillent des volutes de fumée grise. J’avance sans savoir où je vais. Comme un somnambule surpris. Un pied après l’autre. Mains en avant pour ne pas me cogner.

Il a suffi d’un pas pour quitter un monde en paix et découvrir la guerre.

2

« J’arrive trop tard, Ombe. Trop tard.

– Tu arrives seulement à la fin de la bataille, Jasper.

– C’est pareil, non ?

– On est vivant tant qu’on n’est pas mort. »

Le ton d’Ombe est détaché, presque froid. Mais elle dit vrai. Mademoiselle Rose, Nina et Walter ne sont pas forcément morts ! Ils peuvent être en fuite, ou bien prisonniers, ou encore bloqués sous les gravats.

Rompant avec un immobilisme qui (c’est le cas de le dire) ne m’avance à rien, je me précipite en direction de ce qui fut le 13 de la rue du Horla.

À l’origine un immeuble vétuste mais debout.

Désormais un tas de ruines.

Je ralentis à quelque distance de mon objectif. Des éclairs de lumière jaillissent de façon intermittente des décombres, trahissant une présence ennemie. Fulgence et ses hommes, sans aucun doute. La bataille ne serait pas finie ?

Pourtant, aucune clameur ne parvient à mes oreilles.

– Prudence, Maître ! me souffle Ralk’ d’une voix inquiète. Je sens la proximité de démons. Cinq démons mineurs et un démon Majeur.

– Pourquoi je ne sens rien, moi ?

– Le manque d’entraînement, Maître. Je serai ravi de vous instruire dès que…

– Tais-toi ! j’ordonne en me précipitant.

Un corps est allongé sur le trottoir, recouvert d’une armure brillante.

« Mme Deglu ! »

J’ai cru, l’espace d’un instant… Mais non, ce n’est pas mademoiselle Rose. C’est bien Deglu, anciennement présidente de l’Amicale des joueuses de Bingo, concierge du 13 rue du Horla et Agent à la retraite.

Ayant repris du service à la faveur des circonstances.

Je me penche et vérifie son pouls. À la froideur de la peau, je comprends tout de suite qu’elle est morte.

La masse d’armes, qu’elle tient encore serré dans son poing, est maculée de sang, et les cadavres d’une dizaine de miliciens, à côté, le crâne défoncé, montrent qu’elle s’est battue avec acharnement.

Je la soulève et l’adosse contre un reste du bâtiment qu’elle a âprement défendu.

Les paroles et l’air d’une chanson que je n’ai jamais chantée me viennent en tête. Elle est sombre et sauvage, et je la murmure pour l’Agent Deglu :

– Ghaash agh akûl Nazgûl skoiz

Mirdautas vras !

Karn ghaamp agh nût

Shaut Manwe quiinubat gukh…

« Feu et glace, les dragons volent,

C’est un bon jour pour tuer !

Rouge sont la terre et le ciel

Le roi lui-même s’inclinera avec respect… »

« Waouh ! C’est super beau, Jasper. »

– Vous avez fait un grand honneur à cette guerrière en entonnant le Chant ancien, Maître.

– Elle le méritait, Ralk’.

– Vous êtes l’unique juge, Maître.

Je reprends ma progression en me disant que j’aurais aimé chanter ainsi pour le Sphinx, l’autre jour, au cimetière.

Sans bruit, je gagne un pan de mur encore intact. Dissimulé, respirant à peine, je plonge mon regard de l’autre côté.

3

Dans un cratère qui aurait pu être creusé par une bombe, mademoiselle Rose brandit la porte des anciens bureaux de l’Association – reconnaissable entre mille à son horrible peinture verte – comme un gigantesque bouclier. Accroché à mademoiselle Rose, Walter est couvert de poussière. Enfin, serrée contre Walter, Nina tient à bout de bras la gourmette que je lui ai offerte.

Mes amis sont encore vivants, à l’abri d’une protection magique !

Les trois derniers membres du Bureau parisien de l’Association sont entourés d’un halo argenté, un champ de force dont je perçois jusqu’ici les puissantes vibrations, qui les isole des parois calcinées du cratère.

Juste au-dessus, sous l’œil impatient de Fulgence, cinq mages lancent d’effroyables imprécations.

Je reconnais dans les enchantements de ces hommes la marque de la magie qui protégeait les agissements d’Ernest Dryden et de la Milice…

– Ralk’ ? je chuchote à mon conseiller en affaires démoniques. Tu dis que ces mages sont des démons mineurs ?

– Pas exactement, Maître. Les mages sont des gebbets, des humains possédés. Les démons ont pris le contrôle de leur volonté.

Je ressens un vague soulagement. Je n’ai pas encore l’habitude de me battre contre des démons. Affronter des humains, même possédés, me semble moins effrayant. Et j’ai un compte particulier à régler avec ceux-là…

J’essaye ensuite de comprendre la situation.

L’Agent Deglu est mort. Les Miliciens de la MAD sont morts. Les mercen… les Agents auxiliaires sont morts. Il ne reste plus que Fulgence, cinq démons disposant de pouvoirs magiques et le trio Rose-Walter-Nina.

Je m’aperçois de l’absence de Jules, mais ne m’inquiète pas pour le stagiaire, sorti de l’immeuble au début de l’attaque. Il se trouve à l’abri, planqué quelque part.

Je m’intéresse de plus près au champ de force qui protège mes amis.

Je sais, par mademoiselle Rose, que la porte verte était (jusqu’à présent) l’élément central d’un puissant sortilège englobant le bâtiment. Arraché à l’ensemble, cet élément semble continuer à fonctionner, grâce à ses pouvoirs de sorcière.

Ce que je ne m’explique pas, c’est que l’origine des vibrations qui forment la protection provient d’ailleurs. Plus précisément de la gourmette que Nina serre de toutes ses forces dans son poing.

– Ralk’ ?

– Maître ?

– Que t’inspire la magie à l’œuvre dans le cratère ?

– Elle est en partie humaine et en partie démonique, Maître.

– Développe.

– Selon vos souhaits, Seigneur ! La porte que tient la sorcière – que Khalk’ru l’écrabouille, la réduise en poudre, la…

– Ralk’ !

– Désolé, Maître. La porte, donc, fait office de batterie. Elle pulse sur une fréquence humaine. La… sorcière tient lieu d’interrupteur. Elle maintient la batterie en activité.

– Et la batterie donne son énergie à quoi ?

– Au bijou que porte la jeune fille, Maître. C’est lui qui génère le champ de force. Il distille une aura démoniaque.

Je me retiens de justesse pour ne pas crier.

– La fille est un démon ?

– Non, Maître. C’est le bijou qui est d’essence démoniaque. La fille est humaine. Elle dispose des capacités d’un médium. C’est ce qui lui a permis d’activer le bijou.