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Je retrouve mon calme.

– Tes connaissances et ton esprit d’analyse sont impressionnants, Ralk’ !

– Mon Maître est trop bon ! Je vous l’ai dit, j’ai longtemps été au service d’un démon Majeur original et puissant, versé dans la science des arcanes.

– Ça ne retire rien à ta propre valeur.

Je le sens frétiller de plaisir dans son miroir.

Bon. Nina médium, je le savais déjà. Mademoiselle Rose sorcière, également. Que la porte ait conservé sa charge magique, je m’en doutais. La surprise, c’est la gourmette.

Pourtant, en y réfléchissant, c’est logique. La gourmette appartenait à Ombe, Ombe est ma sœur et je suis – plusieurs entités s’acharnent à le confirmer – un démon. L’origine démoniaque du bijou est évidente. De plus, Ombe bébé a été retrouvée nue dans la neige, avec son bracelet pour seul bagage.

Comme un rouage se met en route, d’autres pièces s’assemblent dans le grand puzzle des mystères : l’irrésistible envie de voler ce bijou (et seulement lui) dans la chambre d’Ombe, l’efficacité de la gourmette transformée en poing américain contre Lakej le lycan, l’étiolement de Fafnir phagocyté par l’aura du bracelet…

Je constate une fois encore que la vie tient à un fil (une chaînette, en l’occurrence) : et si je n’avais pas offert la gourmette à Nina, seraient-ils tous les trois morts ? Prisonniers ? Et si, et si…

« Ça fait drôle de penser qu’on est un démon. »

Un mélange d’étonnement et de soulagement m’envahit.

« Je suis content que tu l’exprimes enfin, Ombe. Je me sens moins seul.

– On peut refuser de voir la vérité, ça ne l’empêche pas d’exister.

– La vérité entraîne parfois des bouleversements.

– Pas pour moi, Jasper. Elle éclaire seulement mon passé.

– En ce qui me concerne, elle projette quantité d’ombres sur l’avenir…

– On les dissipera ensemble, mon frère démon ! »

4

Comment venir à bout de magiciens hargneux et d’un démon Majeur ? La magie elfique, quoique efficace – surtout transformée par le Parler Noir –, me paraît inappropriée face à cette assemblée. Contrairement aux rituels chamaniques.

Or, par un hasard bienheureux (qui s’apparente, si l’on considère mon attitude dans l’appartement d’Ombe, à de la cleptomanie), les Rouleaux de Sang d’Otchi se trouvent dans une poche de mon manteau…

Je libère les parchemins de leur lacet de cuir rouge.

Si je suis un démon, la magie contenue dans ce rouleau risque de m’affecter. Ou pas (je me rassure en me rappelant les tests d’entrée à l’Association).

Je retrouve avec émotion les dessins d’Otchi, les mots ouïgours et les runes sibériennes. Le sorcier chasseur de démons serait sans doute aujourd’hui mon ennemi mortel, mais j’éprouve toujours pour lui de l’admiration. En d’autres temps et d’autres circonstances (s’il n’était pas mort, surtout) j’aurais aimé devenir son ami.

Je repère immédiatement le parchemin adapté à la situation, grâce aux runes sibériennes : « Appeler des esprits guerriers ».

Premier dessin :

Si je comprends bien, le chamane bat du tambour et les esprits accourent. Facile. Si on sait jouer du tambour !

Deuxième dessin :

Le chamane apprivoise les esprits. Il se fait reconnaître comme leur maître. On ne sait pas comment. En dansant, peut-être, si j’interprète correctement le déhanchement grotesque du personnage.

Troisième dessin :

Celui-là, c’est clair : le chamane lance les esprits contre ses ennemis. Mais on manque toujours de détails.

C’est sympa, les croquis, ça égaye un carnet. Seulement, ce n’est pas très précis ! Je vais devoir me débrouiller avec ces quelques pistes.

5

Ma nature démoniaque supporte très bien la proximité de la magie chamanique. Ce qui confirme que je ne suis pas un démon ordinaire. Ralk’ a dit que j’étais un Maître démon et même un… comment déjà ? Ah oui, Ghâsh-Durbûl. Membre de la famille royale. Les Ghâsh-Durbûl ont peut-être des pouvoirs que les autres démons n’ont pas ?

Je mesure tout à coup l’étendue de mon ignorance sur les sujets démoniaques.

Je prends dans ma poche le petit tambour d’Otchi, récupéré (pas de commentaire, merci !) dans l’appartement de mademoiselle Rose. Le fameux tambour de métal rouge, tendu de peau humaine (là, c’est moi qui en rajoute), qui a assommé trois Agents auxiliaires, repoussé les assauts d’une entité démoniaque et permis la libération de Walter.

Des runes sont finement ciselées sur le pourtour, presque invisibles à l’œil nu.

– Maître…, gémit Ralk’. Il ne faut pas ! Vous allez attirer sur nous la colère des esprits ! Les démons ne jouent pas avec ce genre d’objets !

– Je joue avec ce qui m’amuse, Ralk’. Surtout ce qui peut tirer mes amis d’un mauvais pas.

Ralk’ n’ajoute rien mais il se retire à l’autre bout du miroir. Trouillard !

J’empoigne l’instrument, m’assois en tailleur et tapote dessus timidement (d’abord parce que je n’ai aucune idée de la façon dont on en joue, ensuite pour ne pas attirer l’attention des démons dans le cratère).

Puis mes doigts s’affermissent sur la peau du tambour.

Je ferme les yeux, essaye de me rappeler la façon dont Otchi jouait, me pénètre du rythme régulier. Le chamane accompagnait les percussions d’une mélopée inaudible. Je décide de l’imiter, avec mes propres mots :

– Fairi herulya lira len… Fairi, herulya lira len… Esprits errants, votre maître chante pour vous… A tu lal curuvarnna man tyala lindalë… A tulal curuvarnna man tyala lindalë… Venez vers le musicien qui joue la musique…

J’ai pris soin, cette fois-ci, de m’exprimer en quenya. J’imagine que cette langue effraye moins les esprits chamaniques que le parler démoniaque.

Je ne tarde pas à en avoir confirmation.

Je sens bientôt autour de moi des présences curieuses et fébriles.

– Maître, oh, maître ! Les esprits-serpents ont répondu à votre appel ! Maintenant, ils vont nous attaquer !

J’ouvre les yeux.

Une dizaine de filaments brumeux se tordent dans les airs et sur le sol, dardant sur moi des regards inexpressifs, d’un noir de jais.

Contrairement à Ralk’, je ne crois pas que ces esprits aient de mauvaises intentions. Ils ont simplement reconnu le son d’un tambour de chamane, et mes paroles elfiques les ont intrigués. Maintenant, ils sont désemparés parce que ce n’est pas un oyun qui se tient devant eux.

Je dois agir avant qu’ils décident de s’évaporer. Obéissant tant bien que mal aux instructions du parchemin, je commence à danser au milieu des esprits-serpents.

Les rares fois où j’ai réussi à intéresser des filles, je les ai définitivement perdues lorsqu’il a fallu se déhancher sur de la musique…

« La classe, Jasp.

– Moque-toi ! En attendant, ils aiment ça ! »

Tant pis si Ombe ironise. Je me sens bien dans mes gesticulations.

En virevoltant, j’entonne à voix basse les paroles d’une chanson :

« Je suis le chevaucheur, le voleur de nuage, je danse sur la lande comme le faucon en voyage… »

Les esprits dansent autour de moi, s’enroulent autour de ma taille, glissent le long de mes bras, caressent mes mains. C’est génial !

Je suis prêt pour la troisième phase : lancer les esprits contre mes ennemis.

« Bonne chance, le danseur fou.