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– Impressionnant, lance une voix trouble, déformée par les courants d’air. Je n’étais pas venu ici depuis une éternité !

Vibrant devant moi, les cheveux sombres et le costume blanc, Fulgence-Lokr’ m’a rejoint sur la Frontière des mondes.

Et le sourire qu’il me décoche vaut tous les ricanements du monde.

VII. Partir, c’est mourir un peu ;

 mourir, c’est partir beaucoup…

(Gaston Saint-Langers)

1

Ça, ce n’était pas prévu.

« Il est fort. »

Le ton de la voix d’Ombe est guilleret.

« On dirait que ça te fait plaisir !

– Je prends la mesure des pouvoirs démoniaques, Jasp’r. C’est cool ! »

Ouais, c’est cool. S’écroule, plutôt, si on pense à mon plan.

Je sens encore sur moi les coups de Fulgence. J’ai l’impression d’être passé à la moulinette ! S’il décide de remettre ça, je vais tomber en morceaux.

Au fait, est-ce que les contacts physiques sont possibles sur la Frontière ?

Je ne tarde pas à avoir la réponse.

Fulgence me gifle violemment. La douleur est terrible.

Moins que l’humiliation d’avoir été giflé.

La colère m’envahit comme une tornade.

– Tu n’aurais pas dû, Gueule de craie, je gronde en lançant sur Fulgence mon dernier morceau de jais. Brûle le grand démon, pierre noire ! Aa urrrta iii alaaatarrraucor, saaar morrrë !

L’Arauko-lambûr m’est venu naturellement.

L’éclat de lignite frappe mon adversaire en pleine poitrine, et Fulgence-Lokr’ s’embrase en hurlant. Des flammes rampent sur son torse, descendent le long de ses jambes, attaquent le visage.

« Tu es impressionnant, petit frère.

– La partie n’est pas finie…

– Tant mieux. Je m’amuse bien. »

Pas moi. Parce que étouffant la douleur qui le submerge, le démon incante à toute vitesse et les flammes mystiques perdent leur intensité.

– Ce n’était pas gentil, dit Fulgence en éteignant les dernières flammèches blanches grésillant sur son épaule. Pas gentil du tout, répète-t-il d’une voix qui m’arrache un frisson.

Mon sort, lancé dans l’urgence, a échoué.

Avec une vivacité surprenante, Fulgence-Lokr’ se rue sur moi.

Sa main se plaque sur ma gorge et il me soulève du sol, comme si je ne pesais rien. Sa poigne est un étau. J’ai beau m’accrocher à son bras, je suffoque.

– Il est grand temps de mettre un terme à cette pénible histoire, annonce-t-il en resserrant sa prise.

Je me suis déjà trouvé dans une situation semblable : Erglug (sous l’emprise d’un mage, pour sa décharge) a également tenté de m’étrangler. Je m’en suis tiré à coups de runes. Les trolls sont sensibles à la magie ! Beaucoup plus que les démons.

Maintenant, loin de tout et de tous, dans un repli obscur du Multivers et après avoir épuisé mes propres ressources, je ne vois objectivement aucune raison de continuer à espérer.

Ma vue se brouille.

Je vais disparaître, m’estomper à mon tour, avec comme seule satisfaction d’avoir obtenu les réponses à quelques questions.

2

– Je suis d’accord avec toi, Lokr’. Il est grand temps de mettre un terme à cette histoire !

Fulgence sursaute et me lâche pour faire volte-face.

Je m’affaisse sur le sol (si on considère que la Frontière est constituée d’un sol) et je masse ma gorge endolorie.

Puis je lève les yeux sur une silhouette gigantesque.

Ténébreuse.

Une tête énorme, surmontée de cornes puissantes.

Deux yeux profonds luisent, semblables à des braises, et je distingue nettement plusieurs rangées de dents acérées.

À la place des bras, des tentacules évoquent davantage la ramure d’un arbre que les appendices d’un poulpe.

Fulgence est parcouru de tremblements.

« Khalk’ru !

– En personne.

– Il est… Waouh !

– Tu m’enlèves les mots de la bouche, Ombe ! »

– Tu fais un raffut de tous les diables, Lokr’, en incantant de manière si grossière ! continue le roi-démon avec un accent moqueur. Ça ne t’a pas réussi, tout ce temps chez les humains !

Sa voix est, comment dire… indescriptible, justement. Comme celle du démon du hangar mais beaucoup plus marquée, irradiant de puissance. Entre le feulement d’un tigre et le grondement de l’orage, teintée d’échos métalliques.

Fulgence tombe à genoux.

– J’implore ta clémence, ô Khalk’ru, ô mon roi !

Le désespoir qui transparaît dans ce cri indique qu’il n’y croit pas une seconde. Mais, j’ai eu l’occasion de le dire, dans les moments critiques, chacun se raccroche au plus petit fragment d’espoir.

Khalk’ru éclate de rire. Je sens la Frontière frémir.

Mon… père semble d’excellente humeur. Ce qui paraît normal : il tient à sa merci un ennemi qui lui échappe depuis cent cinquante ans ! Je ne sais pas si c’est beaucoup, en temps démoniaque, mais quand même.

– Ma clémence, Lokr’ ? Tu ne manques pas de culot ! Ce même culot qui t’a perdu quand tu t’es cru meilleur que moi, et qui t’a sauvé quand tu as osé changer de monde. C’est vrai aussi que tu m’as donné le plaisir d’une traque difficile. Enfin, j’aurai le temps d’y réfléchir une fois que nous serons rentrés dans le Nûr-Burzum.

Fulgence baisse la tête et pose le front sur le sol. Je ne sais pas s’il est soulagé ou s’il se sent perdu, mais il paraît accepter sans condition la décision de Khalk’ru.

Les démons peuvent arpenter la Frontière sans cesser d’être eux-mêmes. Dans sa fureur, Lokr’ l’a oublié. Pas Khalk’ru.

Le roi-démon tourne vers moi son visage ténébreux.

3

– Jasp’r, mon fils !

Je ne sais pas ce qui m’impressionne le plus, son apparence terrible ou qu’il m’ait appelé fils.

– Père…

– J’ai eu connaissance de tes exploits et je suis très impressionné. Bon sang ne saurait mentir !

– C’est généreux de votre part, je réponds, parce que je ne sais pas quoi dire d’autre.

– Que veux-tu de moi en récompense ? Tu m’as aidé à capturer Lokr’ ! Parle ! Comme tu le dis fort justement, je sais me montrer généreux.

C’est le moment que tout le monde attend. Le génie sort de la lampe et il demande à son propriétaire de faire un vœu.

Le problème, c’est que j’ai manqué de temps pour y réfléchir !

Khalk’ru m’encourage :

– Souhaites-tu soumettre le monde des humains ? Ta double nature t’en offre la possibilité et tu aurais l’appui du Nûr-Burzum.

Je secoue la tête. Devenir le maître du monde ? Sûrement pas !

– En ce cas, rejoins-moi, Jasp’r. Renonce à ta part humaine, devient totalement démon ! Tu seras prince en mon royaume.

Bon sang de bon sang… Démon pour de vrai.

Mettre un terme à mes tourments, à mes interrogations ! À mes états d’âme pourris !

Courir avec les loups, nager avec les requins, me battre contre des guerriers, fouler une herbe rouge et des galets sanglants, ne plus avoir peur, ne plus avoir mal !

Ce marché ne manque pas d’attraits. Mais la contrepartie me paraît infiniment lourde. Car accepter de partir, ça signifie abandonner mes amis, ne plus revoir Nina, Jean-lu, Arglaë et Erglug, mademoiselle Rose et Walter.

L’Association.

Ma mère.

Jamais je n’en aurai le courage.

Je secoue encore la tête.

– Ce que je veux, père, c’est rester dans le monde des humains. Tel que je suis. Et sans chercher à le dominer. Pour y vivre ma propre vie, simplement.

Je devine (même s’il en est dépourvu) que Khalk’ru fronce les sourcils.