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– Du coup, je continue, j’aimerais que vous laissiez ce monde tranquille. Vous avez Lokr’, plus rien ne vous oblige à verser de l’huile sur un feu que Normaux et Anormaux arrivent très bien à allumer tout seul !

Cette fois, c’est lui qui secoue la tête.

– T’imaginer loin de moi pour toujours me désole, Jasp’r. Je rêve depuis longtemps d’une descendance dont je pourrais être fier ! Ta décision me prive de cette satisfaction. C’est pourquoi j’accéderai à tes requêtes si tu laisses partir ta sœur. Elle m’accompagnera à ta place dans le Nûr-Burzum !

Mon cœur s’arrête brusquement de battre.

4

Ombe ? Il veut me prendre Ombe ? C’est impossible !

Impensable !

J’essaye de m’imaginer sans confidente, sans petite voix intérieure. Avec un demi-cœur.

Non. Je ne veux pas.

Il n’a qu’à engendrer d’autres enfants !

« Ombe, tu l’as entendu, il veut nous séparer ! Écoute, voilà ce qu’on va faire…

– Non, Jasper. Toi, écoute !

– Ombe ? Qu’est-ce que…

– Oh, Jasp ! Ta vie n’est pas la mienne ! Je te suis infiniment reconnaissante de m’avoir acceptée, de m’avoir donné une place aussi grande. Seulement…

– Seulement quoi, Ombe ? Tu fais partie de moi ! Et lui, il veut… il veut t’arracher à…

– Ce qui nous est arrivé est accidentel, tu comprends ? Artificiel. Je suis une greffe. Je vis sous assistance, sous perfusion. Je vis par procuration, par frustration. Mon père – notre père ! – m’offre une seconde chance. C’est inespéré !

– Une chance ?!

– Oui, Jasper. Une chance de courir à nouveau, même sur des cendres. De respirer avec mes propres poumons, même du soufre. De prendre mes propres décisions, même stupides… Alors, s’il te plaît, Jasper, accepte. Parce que c’est ce que je veux. »

Je ne réponds pas.

Jamais Ombe ne m’a parlé comme ça, aussi longtemps, avec autant de fougue.

Depuis combien de temps suis-je sourd à sa souffrance, à ses émotions les plus intimes ? Pourquoi est-ce que je lui refuse le droit d’avoir le choix ? Au nom de quoi, sinon un égoïsme absurde, est-ce que je décide pour ma sœur, en suivant mes seuls sentiments ?

Il y a quelques heures, je voulais la transférer dans le corps de la reine des vampires, pas pour qu’elle revive mais pour qu’elle reste avec moi, à n’importe quel prix – même le plus noir, le plus condamnable.

Une rougeur envahit mes joues, que le vent de la Frontière dissimule heureusement aux regards.

– C’est d’accord, père, je soupire. Mais sachez que c’est sa décision, pas la mienne.

– Pourquoi attacher tant de prix à cette illusion qui est celle de votre liberté ? s’étonne Khalk’ru.

– C’est très humain, je réponds. On peut même affirmer que c’est ce qui différencie les hommes des autres créatures. J’imagine que vous ne pouvez pas comprendre.

– Ce qui compte, c’est que je vais ramener un fugitif que je pourchasse depuis longtemps et qu’un de mes enfants sera du voyage. C’est une belle journée, Jasp’r !

Le roi-démon tend vers moi ce qui lui tient lieu de bras. Malgré ma répugnance, je n’esquisse pas un geste.

Une douleur atroce éclate dans ma poitrine au moment où la vrille s’immisce en moi pour m’arracher Ombe, pour libérer une brume chancelante, qui peine à prendre consistance. Mais peu à peu se dessinent les formes familières d’une jeune femme sportive aux cheveux courts, qui fut Agent stagiaire avant d’être terrassée par l’arme d’un fanatique.

Bien sûr, ce n’est pas Ombe telle que je l’ai connue qui se tient devant moi, presque timide, me dévorant des yeux.

D’abord parce que les effets de la Frontière modifient l’apparence.

Ensuite parce que seul son côté démon est visible à présent : une silhouette sombre et rougeoyante, aux contours hésitants.

Mais c’est ma sœur !

Le cœur battant à se rompre, j’abandonne aussitôt mes regrets de l’avoir laissée partir, ma peine et mes frustrations.

Je lui ouvre les bras et elle s’y jette, sans une hésitation.

5

Alors seulement, je remarque la présence d’un humain derrière le roi-démon.

– Maître ! crie l’homme qui accompagne Khalk’ru. Vous ne pouvez pas faire ça ! Ce monde est à moi, vous me l’avez promis !

Je reconnais cette voix.

Je reconnais l’homme qui se tord de fureur devant nous, dans le vent déformant de l’Entremonde.

C’est Siyah ! Le magicien noir !

– Silence, Sharkû ! tonne Khalk’ru. Comment oses-tu me parler sur ce ton ?

Siyah lutte pour reprendre le contrôle de sa voix.

– Je suis désolé, Maître. Mais lorsque je me suis engagé à vos côtés, il était convenu que…

– Les promesses faites à un humain n’engagent que sa crédulité, le coupe Khalk’ru. Ce que je dois à mon fils vaut mille fois plus que les petits services que tu m’as rendus.

– Petits services ? s’étrangle Siyah, perdant à nouveau toute prudence. Pour vous j’ai renoncé à ma carrière de magicien qui s’annonçait brillante ! J’ai supporté les prétentions d’une clique d’Anormaux qui valaient moins que rien ! J’ai violé la loi et contrevenu aux décrets de l’Association ! Tout ça pour quoi ? Pour que votre fils, non content d’avoir détruit mon palais et de m’avoir crevé un œil, me vole ce qui me revient de droit !

Ainsi, le mage noir était l’homme de main de mon père dans le monde des Normaux et des Anormaux.

Chargé d’affaiblir la Barrière par tous les moyens : en transformant les vampires en drogués, en dressant les unes contre les autres les meutes de lycans, en essayant d’anéantir les dernières Créatures, en incitant les gobelins à la rébellion, en envoûtant Walter pour désorganiser l’Association !

Enfin, comble de l’ironie, Siyah a eu deux fois l’occasion de me tuer et il ne les a pas saisies. La première, parce qu’il s’est rendu compte que j’étais le fils de Khalk’ru. La seconde, parce qu’il savait que j’étais le fils de Khalk’ru !

Je parie qu’il s’en mord les doigts à présent.

Il y a des moments, dans l’existence, de pure jubilation.

Justice est fête !

La réaction du roi-démon ne tarde pas et ses tentacules fondent sur le mage. J’ai déjà eu un aperçu de ce dont ils sont capables et je ne le souhaite à personne. Sauf peut-être à Siyah.

Mais Siyah n’attend pas d’être châtié. Il bondit en avant, bouscule Omb’r encore mal à l’aise dans sa nouvelle enveloppe et se jette sur moi.

J’ai le temps de voir mon père empêcher Omb’r de se précipiter à mon secours.

Puis Siyah et moi basculons de l’autre côté de la Frontière, vers le monde des hommes, interdit aux démons.

6

Notre chute s’arrête brutalement contre les restes d’une charpente, poutres entrelacées et fumantes.

L’accès de rage de Siyah nous a ramenés rue du Horla, près du cratère qui a remplacé le numéro 13.

– Ton père ne peut plus m’interdire quoi que ce soit, halète Siyah en se redressant. Je vais te tuer ! Je t’avais prévenu que tu me le paierais un jour !

Je me relève aussi. Mes courbatures ont presque disparu, ainsi que les marques laissées par les coups de Fulgence. Les capacités de régénération d’un démon semblent rivaliser avec celles des loups-garous.

« Et toi, Ombe, ça va ? »

Je me mords les lèvres.

Ombe n’est plus là.

Elle a retrouvé une vie, ailleurs.

Je ne la reverrai jamais et je n’ai pas eu le temps de lui dire au revoir, à cause de cet imbécile.