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Puis il incante et disparaît très vite dans une atroce odeur de soufre.

9

Je ne connaissais pas Ralk’ depuis longtemps mais il me manque déjà.

À pas lents, je prends la direction du cratère pour libérer mes amis, protégés mais piégés par le champ de force démoniaque.

Dans le secret de mes pensées que je ne partage plus avec personne, je répète plusieurs fois les mots écrits dans le message numéro deux.

« Je t’aime, grande sœur. »

Des mots confiés à Ralk’ pour Ombe.

C’est tout ce que j’ai trouvé sur le moment. Ce n’est pas très original, mais ça résume parfaitement ce que j’aurais voulu lui dire.

Un croassement déchire la nuit claire.

Fafnir se pose dans un froissement d’ailes sur mon épaule.

– Je savais que tu ne me laisserais pas tomber, je lui dis à voix basse en caressant ses plumes noires. Il ne reste plus que nous deux, maintenant.

– Kraaa ! Kraaa ! Kasparrr ! me répond-il en frottant sa tête de corbeau contre mon cou.

Je lève les yeux vers le ciel que le sortilège d’illusion ne parvient pas à voiler.

– Est-ce que nos vies ont leur reflet là-haut, dans cette pâle lumière qui effraye tant les ténèbres ? je murmure pour moi seul, en essayant de me tenir droit sous le regard brûlant des étoiles.

10

Ma mère me propose du thé. Du darjeeling, précise-t-elle (c’est mon préféré). Je lui suggère de me rejoindre pour qu’on le boive ensemble, au salon. Elle marque un temps de surprise avant d’accepter.

En l’attendant, je contemple l’écran plat devant lequel j’ai passé une partie de mon existence. Il est resté éteint depuis des semaines.

Je me rappelle un tag sur un mur qui disait : « Éteins la télé et vis ta vie. » En fait, il suffit de vivre sa vie, la télé s’éteint d’elle-même. Bien sûr, ça aide quand ladite vie se déroule à cent à l’heure, qu’elle est truffée de magie et de batailles, de jolies filles et de monstres ! Le plus difficile devient alors de trouver cinq minutes pour se poser quelque part et faire le point, face au miroir d’un écran débranché.

Mon cœur s’affole.

Je repousse cette discussion avec ma mère depuis des jours. Pourtant, Nina m’a bien entraîné aux conversations délicates. On ne pouvait pas rester sur un silence, elle et moi. Il paraît que parler d’un problème, c’est le régler en partie. Nina a su m’exposer son désarroi, j’ai posé des mots sur ce que je ressentais. On ne s’est pas remis ensemble, non. Mais maintenant, on sait pourquoi. Et on s’est promis de dépasser nos émotions pour essayer de devenir amis. C’est le moins qu’on puisse faire, par respect pour notre histoire très particulière. Et pour l’Association, puisqu’on s’y croise chaque jour.

Mon visage se reflète sur l’écran miroir. Ce n’est plus Ralk’ que je vois, mais c’est toujours un démon. Un démon d’apparence humaine. Capable de choses terrifiantes, dont je ne sais encore rien. Je dispose d’une vie entière pour les découvrir – et les maîtriser ; mais je ne suis pas encore rassuré. Ralk’ aurait eu beaucoup à m’apprendre sur ce que je suis.

Je me retiens de justesse. J’allais solliciter l’avis d’Ombe.

Je commence seulement à accepter son départ. Après avoir eu pour compagnie une voix dans ma tête, un bijou puis un corbeau ensorcelés et un miroir habité, j’ai du mal à côtoyer des gens ordinaires.

Je me retrouve également seul avec moi-même et ce n’est pas le plus facile à vivre…

– Voilà, mon chéri ! annonce ma mère en déposant sur la table basse un plateau supportant deux tasses, une théière bouillante et un sachet rempli de gâteaux.

Elle s’assied à côté, commence à servir. Je regarde ses mains blanches et énergiques s’agiter autour des tasses. Comment ma mère, si menue, a-t-elle pu être la fiancée du roi-démon ? J’essaye de visualiser d’autres mains que celles de mon père caresser ses cheveux blonds. Je n’y parviens pas. L’image de Khalk’ru est trop forte pour que je l’imagine en humain ordinaire.

– Ça va, Jasper ? Tu n’as pas l’air dans ton assiette, en ce moment. Tu souffres encore de ton accident ?

Je secoue la tête.

– Alors c’est Nina, croit-elle comprendre tout à coup. Il y a un problème entre vous ?

– Oui, non, enfin, ce n’est pas à cause de ça que…

Les mots me fuient.

– Pourquoi est-ce que vous n’avez jamais eu d’autres enfants, papa et toi ?

Son visage s’assombrit instantanément.

– Je n’aime pas en parler, tu le sais.

– J’ai besoin de savoir, j’insiste d’un ton sec qui me surprend.

Elle m’observe, étonnée. Je plonge mon regard dans le sien. Ses yeux s’écarquillent. À sa façon – je ne dois pas l’oublier –, ma mère est une sorcière.

– Alors tu sais, soupire-t-elle, brusquement fatiguée. Comment…

– Peu importe comment.

J’ai retrouvé un ton plus doux.

– J’étais enceinte de toi quand j’ai rencontré ton père, lâche-t-elle dans un souffle. Je ne lui ai pas caché mon état. Il nous a acceptés tous les deux. Et puis tu es né. L’accouchement a été difficile. J’ai… j’ai failli mourir.

La voix de ma mère, vacillante au départ, prend de l’assurance.

– Plus tard, on nous a annoncé que je ne pourrais plus enfanter. Ça a miné ton père. Il t’aime, crois moi ! Mais il aurait voulu avoir ses propres enfants. Alors, il a peu à peu déserté la maison, il s’est enfermé dans son travail.

Au fil de sa confession, elle retrouve une forme de sérénité. Comme si ce secret lui pesait depuis trop d’années.

– Tu veux savoir qui est ton vrai père ?

Je hoche la tête, incapable de parler.

– Un homme que j’ai rencontré une seule fois. Il était venu assister à une cérémonie donnée par le coven auquel j’appartenais. Je ne me rappelle plus son nom. Il était très beau et j’étais très jeune.

Maintenant elle attend ma réaction, inquiète.

Je reprends le contrôle de ma respiration. Je sais ce que je voulais savoir : ma mère n’a jamais su qu’elle serrait un démon dans ses bras.

– Merci, maman.

Je bois une gorgée de thé. Des arômes de fleur planent au-dessus de la tasse, pendant que je goûte l’amertume du sombre breuvage. Ma mère m’imite, sans me quitter des yeux. Je crois qu’elle me voit sous un autre jour.

– Nina et moi, c’est fini, je confesse à mon tour, comme si seule une autre confidence avait le pouvoir de dénouer la tension entre nous.

Je lui raconte tout et elle plonge avec soulagement dans mon histoire.

– La vie est une succession de cycles, déclare-t-elle enfin. Tu sais quoi ? C’est assurément la fin d’un cycle pour toi. Un autre commence, et il serait raisonnable de consulter les cartes pour que tu saches à quoi t’attendre !

Je ne cache pas le sourire qui me vient. Ma mère restera toujours ma mère.

– D’accord.

Après tout, le destin n’a-t-il pas redistribué les cartes et lancé une nouvelle partie ?

Je prends le paquet dans la main droite et me concentre. Je choisis dans le jeu quatre cartes, que je dispose en croix sur la table, sans les retourner.

Ma mère suit mes gestes avec attention.

– La carte à gauche, Jasper. Elle te dira qui tu es.

– Le Diable…

Ça commence bien ! Heureusement, ma mère ne se laisse pas démonter.

– Le Diable laisse augurer une idée de trouble. Tu dois rester prudent et canaliser tes énergies. Tu possèdes la puissance d’agir, de créer, de produire. Tu es porté à dominer les autres, mais tu gardes le sens des responsabilités.

Je soulève la carte de droite.

– Ton environnement actuel…

– La Lune.

– La lune laisse planer une inquiétude, une angoisse. La situation reste trouble. Tu dois être patient, Jasper, et réceptif aux autres.