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Milton Brabeck reposait, serein, au milieu d’une douzaine de mannequins suédois et allemands, les jupes à mi-cuisse, prenant le soleil sous le regard bovin des passants.

Chris et Malko n’eurent pas un regard pour les beautés éparses. La petite séance avec Herr Oeri avait été plutôt épuisante pour les nerfs. Après avoir commandé un café, Malko demanda :

— Avez-vous entendu parler de l’émir Abdullah Al Salind Katar ? Les deux gorilles le regardèrent, vaguement inquiets :

— Ça existe, ça ?

— Ça existe, confirma Malko. Et ça a un compte en banque à la Société zurichoise de Dépôts. Le n°97865.

— Mais qu’est-ce qu’il vient foutre là-dedans ? fit Chris. Il semble que je le connais, il est venu en visite officielle à Washington. À ce moment-là, j’étais détaché au Secret Service et nous nous sommes occupés de sa protection. C’est un type bourré.

Malko réfléchissait intensément.

— En effet, dit-il, c’est un milliardaire oriental, j’ai souvent vu sa photo dans les journaux. Il joue aussi au play-boy. Semble complètement inoffensif. Et pourtant, l’homme qui a enlevé Kitty Hillman a payé avec un chèque tiré sur un compte lui appartenant… La Princesse Riahi qui devait rencontrer Foster Hillman était également orientale. Et le doigt de Kitty nous a été envoyé de Suisse. Cela fait beaucoup de coïncidences…

— Mais enfin, dit Milton, ce type ne travaille ni pour les Chinois ni pour les Russes.

— Il n’y a pas que les Chinois et les Russes, dit doucement Malko. Justement, cette histoire ne me paraît pas une opération de vrais professionnels. De toute façon, nous allons le savoir très vite : le temps d’aller à Genève… C’est là que notre Prince charmant demeure, dans une masure au bord du lac.

— Oh ! non, c’est pas vrai ! gémit Chris, on repart ?

— On repart, confirma Malko. Nous nous reposerons dans une semaine.

— Je voudrais bien être mort pour pouvoir dormir, soupira Milton.

— Il ne faut jamais dire des choses comme cela, fit sentencieusement Chris. Le Bon Dieu pourrait t’entendre. Et il y a suffisamment de gens qui te veulent du mal.

Cinq minutes après, ils filaient le long du lac peuplé de cygnes grisâtres et cafardeux. Quelque part dans cette Suisse bucolique et paisible, quelqu’un avait pourtant manigancé un coup assez tordu.

Herr Oeri, revenu dans son bureau, tentait de dissimuler son trouble. Il n’avait même pas remarqué l’air absent de Linda qui tapait une lettre avec une effroyable profusion de fautes d’orthographe. Elle était déjà devant son homard au Baur au Lac.

Toute à ses pensées érotiques, elle n’avait pas non plus remarqué le désarroi de son patron.

Depuis le départ de Malko, ce dernier était torturé. Prévenir la police, il n’en était pas question. Mais, étant donné l’attitude menaçante des deux inconnus, il était certain qu’un de ses gros clients allait avoir des ennuis. Et il risquait fort de découvrir le rôle joué par la banque. Ces choses-là se savent vite.

Herr Oeri hésita longtemps. Il laissa même partir Linda, cinq minutes avant six heures, sans faire la moindre remarque désagréable. Elle avait décidé d’aller chez le coiffeur.

Finalement, il prit son courage à deux mains. Il avait fauté, il fallait payer. Il décrocha son téléphone et composa un numéro. La sonnerie grelotta longtemps et Herr Oeri faillit raccrocher. Son cœur battait à grands coups dans sa poitrine. Enfin, là-bas, à l’autre bout de la Suisse, quelqu’un décrocha. Le directeur de la Société zurichoise de Dépôts avala sa salive et commença à raconter son histoire.

7

L’interminable Cadillac noire prit son virage en faisant crisser ses pneus et s’arrêta pile devant la grande porte de l’aérogare de Genève. Une énorme malle tenait tant bien que mal sur son toit, comme une vilaine excroissance. Deux porteurs s’approchèrent mais n’eurent même pas le temps de toucher à la voiture.

Personne n’était encore sorti de la Cadillac et ses vitres bleutées empêchaient de voir à l’intérieur. Mais deux hommes avaient brusquement surgi du hall, traînant un petit chariot. Pas rassurants du tout : on aurait dit des frères jumeaux. D’une maigreur effrayante, le visage piqueté de marques de petite vérole, l’air méchant, leur teint basané les désignait immanquablement comme des Arabes. Grommelant des injures inintelligibles, ils entreprirent de décharger l’énorme malle, sous le regard goguenard des porteurs. Suant, soufflant et jurant, ils firent glisser leur fardeau en prenant bien soin de ne pas érailler la peinture. En dépit de leur maigreur, ils avaient une force herculéenne. Dès que la malle fut sur le chariot l’un d’eux disparut en le poussant dans le hall. L’autre grogna une dernière injure, s’essuya le front, et, cassé en deux, ouvrit la portière arrière.

— Allah Amrack[8] murmura-t-il respectueusement lorsque l’homme qui se trouvait à l’intérieur de la voiture mit pied à terre. Ce qui était d’une hypocrisie éhontée : Abdul Aziz, barbouze de Nasser, ne souhaitait qu’une chose à l’émir Abdullah Al Salind Katar : qu’il crève. Et le plus vite serait le mieux. Mais la politique a des raisons que le cœur ignore.

Le visage basané aux traits fins de l’émir Abdullah était encadré d’un turban d’une blancheur éblouissante et sous d’épais sourcils noirs ses yeux noirs brillaient d’une lueur méchante. La ruse bédouine, la rouerie et l’absence de scrupules avaient modelé ses lèvres jusqu’à en faire un trait étroit qui détonait avec le visage charnu. En dépit de son jeune âge – ses fidèles venaient de lui offrir son poids en or pour ses trente ans – il paraissait vieux et surmené. Et s’il portait un turban ce n’était pas par traditionalisme, mais parce que les lotions les plus rares et les plus coûteuses n’empêchaient pas ses cheveux de tomber. De plus, un embonpoint discret avait remplacé le torse avantageux de play-boy qui lui avait valu tant de succès chez les jeunes Anglaises de bonne famille.

L’émir passa majestueusement entre les porteurs et entra dans le hall. Le regard de ses yeux noirs était triste et froid. Il haïssait l’Europe où il n’était qu’un pèlerin folklorique.

Certes, chez lui, il était obligé de mettre les draps dans le réfrigérateur s’il voulait coucher dans un peu de fraîcheur ; sa police perpétuait les bonnes vieilles traditions de torture et de bastonnades et les buveurs d’alcool étaient roués de coups en public.

Heureusement, il y avait le pétrole qui suintait de partout dès qu’on appuyait un peu le pied, n’importe où. Ce qui suscitait bien des jalousies.

L’émir avait été à Eton, bien sûr, mais s’était vite replongé dans les subtilités de la politique moyen-orientale.

Ses ennemis disaient de lui qu’il était rusé, cruel, menteur, malhonnête, voleur, vicieux, sournois et probablement syphilitique. Comme il ne comptait aucun ami, personne ne contredisait ces calomnies. Ces appréciations dérangeaient assez peu l’émir dont le sens moral avait toujours été assez souple.

Pour l’instant, il avait peur. Depuis toujours, il avait eu horreur des dangers physiques. Et il était menacé. Même dans ce hall tranquille de l’aéroport de Genève.

Toujours escorté de Abdul Aziz, il parvint jusqu’au guichet des douanes. La malle était posée là, devant un lieutenant des Douanes helvétiques.

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8

Qu’Allah te protège.