Celui-ci le salua respectueusement :
— Votre Excellence a-t-elle quelque chose à déclarer ?
Le ton de sa voix sous-entendait qu’il ne s’agissait que d’une simple formalité. Lorsqu’on possède un Mystère 20, de quatre millions de dollars pour se promener et un passeport diplomatique, on a droit à des égards, que diable ! Surtout, quand, en plus, on paie des impôts en Suisse.
L’émir Katar laissa tomber un regard lointain sur le fonctionnaire.
— Non, rien, merci, dit-il d’une voix chantante. Seulement quelques affaires que j’emmène en Sardaigne.
— Parfait, parfait, fit le Suisse.
Il griffonna une signature au bas d’une feuille qu’il tendit à Abdul Aziz.
— Bon voyage, Excellence.
— Merci.
Écartant les employés de la Swissair, Abdul Aziz s’empara derechef du chariot pour le pousser vers le terrain. Devant le regard légèrement étonné du lieutenant, l’émir consentit à remarquer en français :
— Mes serviteurs sont extrêmement dévoués, n’est-ce pas ?
Pour être dévoués, ils l’étaient : Abdul Aziz et son double qui répondait au doux nom de Fouad Abd el Baki poussaient déjà comme des fous le chariot à travers le terrain. Un employé épargna à l’émir les formalités de douane et de passeport et le conduisit directement sur la piste.
La Cadillac avait fait le tour, et vint s’arrêter doucement devant l’émir. Le chauffeur se précipita et ouvrit la portière. Katar se laissa tomber sur les coussins.
À travers les vitres bleutées, il vit le chariot portant la malle atteindre le Mystère 20. Malgré lui, il poussa un soupir de soulagement. La Cadillac s’arrêta devant l’avion. Katar descendit. Abandonnant la malle aux mains de l’équipage, Aziz et Abd el Baki se précipitèrent vers la passerelle. Pliés en deux ils attendirent l’émir. Ils le méprisaient et ils le haïssaient. Lui savait parfaitement que leurs ordres secrets étaient de l’abattre en dernier recours. Eux savaient qu’il savait. D’ailleurs ils en mouraient d’envie mais les ordres étaient les ordres. Onctueux, Aziz se permit d’apostropher l’émir au moment où celui-ci montait la passerelle.
— Y a achaï ![9]
La bouche de l’émir se tordit de mépris. Il cracha en arabe :
— Fils d’une chienne et d’un porc, rentrez immédiatement. Je ne veux pas que l’on vous voie.
Aziz, ses marques de petite vérole se plissant de rage contenue, se permit de répondre avec une nouvelle courbette :
— Excellence, nous voulions veiller à ce que tout se passe bien.
Et il eut un horrible clin d’œil complice vers la malle. Une de leurs idées.
Soudain, l’émir s’arrêta sur la passerelle :
— Où est le docteur ?
Aziz et Abd el Baki se regardèrent, un affreux trismus au coin des lèvres.
— Mais Excellence, balbutia Aziz, je pensais qu’il venait avec vous.
— Chiens !
L’émir tremblait de rage.
— Je vous avais dit de l’emmener. Ce porc était encore ivre mort.
— Il n’a pas voulu venir, Excellence, fit piteusement Abd el Baki. Il nous a dit qu’il irait avec vous et nous a insultés.
— Alors, il est toujours là-bas, dit lentement l’émir Katar. Aziz passa un doigt maigre entre son cou et sa chemise :
— Nous allons aller le chercher, Excellence. Immédiatement.
— Non !
L’émir tapa du pied sur la passerelle métallique.
— Les Américains sont déjà sur nos traces. Partons tout de suite, le docteur saura très bien se défendre tout seul.
— Mettez les réacteurs en route, ordonna l’émir.
Il alla s’installer sur son divan, à l’arrière de la luxueuse cabine et se fit servir un whisky. Il y a des accommodements avec le Coran. L’alcool lui rendit un peu sa bonne humeur. Il était heureux d’aller en Sardaigne. Certes, chez lui, à Katar, son palais comportait une piscine, un cinéma, un harem, un garage pour deux cents voitures, des jardins fleuris, des salles d’armes et des salles à manger pour mille personnes. Et même quelques chars pour garder le tout. Son domaine de Sardaigne était plus modeste. Mais, cet été il avait su y réunir quelques jeunes filles de bonne famille, blondes et belles. Comme ces dernières appréciaient énormément son luxe, cela faisait de très belles histoires d’amour.
Les deux réacteurs couinèrent et démarrèrent en même temps. Quelques secondes plus tard, il y eut une très légère secousse et le jet commença à rouler doucement.
Béat sur son divan, l’émir Katar essayait d’oublier le docteur Babor, et la sinistre malle qu’il transportait dans sa soute.
L’eau du lac Léman n’avait pas une ride et la grande bâtisse blanche aux volets verts semblait un décor de dessin animé au milieu de la pelouse impeccablement entretenue. On s’attendait presque à voir sortir Blanche-Neige et les Sept Nains.
Malko poussa la barrière blanche qui s’ouvrit sans difficulté. Chris et Milton l’encadraient. Finies les plaisanteries. Ils avaient l’air de ce qu’ils étaient : des tueurs froids, lucides et bien entraînés. Le portail de la propriété donnant sur la grande route était fermé à clef. Aussi, les trois hommes avaient-ils laissé la Dodge et fait le tour à pied par le petit chemin bordant le lac.
— Il n’y a personne, remarqua Chris à voix basse.
— Allons-y, dit Malko.
S’écartant les uns des autres, ils s’avancèrent vers la bâtisse. Malko n’était pas armé, mais les deux gorilles avaient assez d’artillerie pour arrêter une division.
Rien ne se passa. Ils arrivèrent à une porte vitrée, donnant sur une sorte de véranda. Toujours aucun signe de vie. Ils hésitaient sur la conduite à tenir quand une voix venant du coin de la maison les fit sursauter.
— Ces messieurs cherchent quelque chose ?
Ils se retournèrent d’un bloc : une toute petite bonne femme avec un tablier blanc et d’énormes lunettes de myope les regardait avec curiosité.
— Oui, dit Malko, je voudrais voir l’émir.
— Ah ! ben, vous arrivez trop tard ! dit la femme avec son accent chantant du pays de Vaud. Son Excellence est partie pour la Sardaigne tout à l’heure.
Malko se rapprocha :
— Il n’y a plus personne ?
— Y a bien le docteur. Je crois qu’il n’est pas encore parti. Il joue avec ses bêtes…
— Le docteur ? Le docteur Babor… ? avança Malko.
— C’est ça, dit la bonne.
Les trois hommes se regardèrent. Tous les trois pensaient la même chose.
— À défaut de Son Excellence, je verrai le docteur, dit gentiment Malko. Où est-il ?
La bonne lui jeta un regard bizarre.
— Là-bas, sur le devant. Vous le verrez, il n’y a que lui.
Elle partit en trottinant et disparut dans la maison. Malko, suivi de Chris et de Milton, longea le mur et déboucha sur une pelouse encore plus vaste que celle de derrière. On ne pouvait la voir de la route, un haut mur la protégeant des regards.
Effectivement, un homme se trouvait là, accroupi au bord d’un grand bassin en forme de haricot, face aux trois hommes ; il regardait quelque chose dans l’eau.
Malko s’approcha. L’inconnu était grand et mince, le visage fatigué avec des cheveux blonds clairsemés qui lui retombaient sur le visage. En entendant les pas, il leva la tête et Malko vit ses yeux injectés de sang. Mais il se replongea dans sa contemplation, marmonnant des mots inintelligibles. Malko s’approcha encore et retint un cri de surprise le bassin était rempli d’une eau boueuse et sale où l’on distinguait nettement le museau allongé d’un crocodile, immobile dans un coin.
Au bord du lac Léman, c’était assez inattendu. L’eau du bassin devait être chauffée car le saurien semblait parfaitement à l’aise. Et d’ailleurs, ils étaient deux. Le second émergea dans un petit bouillonnement et pointa son museau nauséabond vers Malko. Mais celui-ci ne pouvait détacher ses yeux de l’homme accroupi. Quelque chose d’étrange, d’un peu effrayant émanait de lui. Et surtout, il répondait exactement au signalement de l’homme qui avait enlevé Kitty Hillman. Mais alors, pourquoi était-il là, si tranquille en apparence, plongé dans la contemplation de ces crocodiles ?