— Vous vous appelez Heinrich Weisthor, dit Malko. Vous étiez médecin SS à Birkenau, n’est-ce pas ?
L’Allemand leva ses yeux atones sur lui et répondit machinalement.
— Jawohl.
Comme si c’était la fin d’un long supplice.
Il y eut un grand silence. L’humidité qui venait du lac de Genève fit frissonner Malko. L’homme qui se tenait devant lui, au centre de cette pelouse impeccable, était recherché depuis vingt-deux ans. Pour des crimes tellement atroces qu’ils défiaient l’imagination. Sa fiche revenait à la mémoire de Malko : Weisthor avait été un des grands spécialistes des exterminateurs scientifiques de jumeaux.
— Alors ? fit l’Allemand d’une voix soudain anxieuse. Malko s’écarta légèrement de lui.
— J’avais promis de tuer le docteur Karl Babor, dit-il, pas Heinrich Weisthor. Vous ne m’appartenez pas.
Déjà, il faisait demi-tour, suivi des deux Américains qui n’avaient rien compris. Une seconde, l’Allemand demeura immobile. Puis il fit un pas en avant, franchit le rebord du bassin et pataugea lentement dans l’eau boueuse, marchant vers ses chers crocodiles. Lorsqu’il eut de l’eau à la poitrine, il s’arrêta et attendit.
En tournant le coin de la maison, Malko se retourna. Il vit Heinrich Weisthor dans l’eau. Presque aussitôt un cri inhumain fit sursauter les trois hommes. Une seconde la tête du docteur surnagea, puis il disparut dans un bouillonnement glauque.
Ironie du sort : si Kitty était sauvée, ce serait grâce aux milliers de fantômes assassinés par le bon docteur Heinrich Weisthor, vingt-quatre ans plus tôt, au camp de concentration d’Auschwitz-Birkenau.
8
Le petit Fokker « Friendship » se posa dans un nuage de poussière ocre, faisant fuir une douzaine de moutons paisiblement occupés à brouter l’aire d’atterrissage. Chris et Milton ouvrirent de grands yeux et demandèrent à Malko :
— On est en Afrique ou quoi ?
— Non, en Sardaigne. Mais c’est à peu près la même chose. Effectivement l’aéroport d’Olbia se composait en tout et pour tout d’une baraque en bois servant à tous les usages et d’un bout de champ occupé en permanence par un troupeau de moutons, très bien dressés puisqu’ils s’écartaient devant les avions.
Les formalités de débarquement furent réduites à leur plus simple expression. Un douanier pas rasé et débraillé jeta un coup d’œil découragé au tas de bagages sorti de l’avion et demanda à la cantonade :
— Rien à déclarer ?
Devant le manque évident de bonne volonté des passagers dont la plupart ne comprenaient pas un traître mot d’italien, il rentra dans la baraque terminer sa partie de cartes et on ne le revit plus. Il avait des excuses : la chaleur était tout simplement saharienne. Pas un souffle d’air, pas un nuage et le soleil, accroché haut dans le ciel, tapant sans pitié, sur un paysage sauvage et désertique. Malko avait retenu une voiture en câblant de Genève. Ils étaient partis le soir même de la mort du docteur Weisthor. Grâce à lui, un maillon de la chaîne s’était mis en place. Mais il restait encore beaucoup à découvrir. Et surtout à retrouver Kitty. Un petit Sarde volubile lui présenta une Fiat 2300 en assez bon état, tenta de lui extorquer un pourboire et le mit en garde :
— Signor, si vous voyez des carabiniers sur la route qui vous font signe, arrêtez-vous vite, sinon c’est dangereux…
— Pourquoi ? fit Malko un peu étonné. L’autre eut un geste évasif.
— Ils sont très nerveux ces temps-ci. Il y a eu beaucoup d’enlèvements. Pour des rançons. Alors ils tirent un peu vite… Mais quelquefois ce sont de faux carabiniers qui sont sur la route, des bandits. Alors là, il ne faut pas s’arrêter…
— Et comment reconnaît-on les vrais des faux ?
Le Sarde resta muet. C’est un problème qu’il n’était pas chargé de résoudre. D’ailleurs les bandits sardes s’attaquaient rarement aux étrangers pour ne pas nuire au tourisme. Et ils auraient été particulièrement mal venus de stopper la voiture de Malko. Entre Chris et Milton, cela faisait à peu de chose près la puissance de feu d’un bataillon de carabiniers.
La Fiat 2300 sortit de l’aéroport et s’engagea dans une route étroite, aveuglée de soleil. Autour d’eux s’étalait un pays désertique sans la moindre ferme, avec une végétation rabougrie. Même les chèvres y mouraient de faim. Il fallait être ce fou d’émir pour avoir acheté de la terre dans ce coin-là. Il n’avait pas été difficile pour Malko de retrouver sa piste. L’émir Katar avait acquis avec d’autres amis de sa race tout un morceau de Sardaigne pour y implanter des hôtels et des lotissements immobiliers. Le tout dans l’endroit le plus désert de l’île, afin d’en faire une « réserve » de milliardaires. Pour donner l’exemple, il y passait chaque année plusieurs semaines, ce qui ne le changeait pas beaucoup de son climat habituel.
Ayant littéralement fait sortir de terre des villages, l’émir était considéré par les autorités sardes comme Dieu le père. Difficile d’aller l’accuser de meurtre et de kidnapping. Surtout à titre officieux. Car Foster Hillman était encore vivant pour cinq jours. En conduisant, Malko tentait d’assembler les morceaux du puzzle. Quel lien unissait Hillman, la belle princesse Riahi, l’émir Katar et les barbouzes de Nasser ? Et pourquoi cet homme si riche s’était-il lancé dans cette sinistre aventure ? Weisthor aurait pu répondre à toutes ces questions, mais il était mort.
Ils roulèrent une heure environ sur une route défoncée et déserte sans croiser une seule voiture, puis se trouvèrent brusquement en face d’un grand panneau vert annonçant : « Ici commence la Costa Luminosa. Propriété privée ».
Le paysage était toujours aussi désertique mais les nids de poule faisaient place à une route macadamisée flambant neuf. L’émir faisait bien les choses. Le paysage était superbe : des rochers abrupts tombant dans la mer, des criques de sable et de rochers, des pics, dans le lointain, se découpant dans l’air sec. Et pas un chat ! Si !
En sortant d’un virage, Malko freina brusquement réveillant Chris et Milton qui somnolaient. Une Alfa-Roméo, conduite intérieure grise avec un phare sur le toit, était en travers de la route, avec plusieurs hommes en uniforme gris. La Fiat 2300 stoppa au milieu d’un groupe de carabiniers armés, jusqu’aux dents, de mitraillettes. En reconnaissant des étrangers, le chef salua poliment et se pencha vers Malko :
— Scusi ! Nous cherchons des bandits.
— Je vous en prie, dit Malko. Vous en attrapez souvent ? Le Sarde découvrit des dents éblouissantes :
— Non. Jamais. Ma…
— Nous allons chez l’émir, demanda Malko. Est-ce encore loin ?
— Il Principe ?
Une coulée de respect figea le carabinier. Encore un qui était esclave des apparences.
— Dieci minuti, annonça-t-il en saluant respectueusement et en reculant. Ce qui lui épargna de voir Chris Jones, toujours prudent, rengainer son Colt magnum, sorti à tout hasard.
Ils quittèrent la plaine pour une étroite route en lacets serpentant sur le dos des falaises à pic. En bas, la mer avait la couleur de l’émeraude. De loin, Malko aperçut un ensemble de bâtiments blancs nichés dans une anse en pente douce. Quelques coups de volant et il arriva devant un écriteau annonçant Hôtel Cala di Volpe[10].
Charmant présage. L’hôtel était très joli, bien que moderne, construit dans le style des vieilles maisons sardes sans aucun angle vif, car c’est, paraît-il, dans les coins que se cachent les fantômes… Une piscine grande comme le lac de Genève jouxtait la mer. Plusieurs petits bateaux étaient ancrés dans la baie.