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L’adjectif est donc passé de l’imprécision, dans les choses (on ne dit guère, mais on le pourrait : « ce projet de Constitution est indécis ») à la difficulté de se déterminer, pour les personnes. Ce sont des millions de citoyennes et de citoyens qui sont indécis, hésitants, perplexes, embarrassés, pour ne pas dire bien emmerdés. Le moraliste Vauvenargues, qui usait d’un plus joli français, a écrit : « la conscience est inquiète dans les indécis ». Indécis ne veut pas dire « indifférent » : l’indécision peut fort bien procéder d’une sagesse et de quelques craintes : celles d’être conduits par la passion et non par la raison, d’être manipulés par ceux et celles qui ont la parole publique. Les raisons d’hésiter ne manquent pas.

Cependant, la décision et le volontarisme sont nécessaires pour l’action. Le scepticisme, qui peut être une philosophie, favorise l’indécision. Mais la règle du jeu démocratique exige que les citoyens s’expriment, et celle du référendum ne connaît que deux positions : oui et non. C’est très découpé, c’est binaire, c’est digital, et pas du tout analogique. On n’est pas forcé de pratiquer la règle qui dit : « découpez selon le pointillé », quand on n’a pas compris le pointillé. L’indécision irresponsable, indifférente, n’est pas compatible avec la démocratie, mais l’indécision par modestie et prudence, je la trouve plutôt respectable.

25 mai 2005

Tandem

Pour désigner deux personnes chargées d’accomplir une même tâche, le français dispose de mots comme duo, qui n’est pas forcément comique, comme attelage ou tandem, ou bien du nom de certains objets doubles. Le titre de Libération fait de Dominique de Villepin et de Nicolas Sarkozy les béquilles de Jacques Chirac. Comparaison sévère, et pour les soutiens, car béquille est dérivé de bec, et pour le béquillard. Plus neutre, l’expression aujourd’hui vélocipédique qu’est tandem. Au sens figuré d’« association de deux personnes », tandem est un mot plus que centenaire ; il doit son emploi usuel, au début du XXe siècle, au succès de la petite reine, et fait irrésistiblement penser à cette bicyclette à deux, où les pédaleurs ne sont pas côte à côte, mais l’un derrière l’autre. On nous parle bien d’un numéro un et d’un numéro deux. Un autre élément est la solidarité fonctionnelle ; si les tandémistes s’entendent mal et ne pédalent pas au même rythme, rien ne va plus, et c’est la chute. Le tandem, désignation anglaise, apparaît en 1880 sous la forme bicycle tandem : les Français s’en emparent vite, mais le mot était plus ancien au sens d’« attelage de deux chevaux, placés l’un derrière l’autre » et, comme on dit, en flèche. Le tandem du XIXe siècle était un cabriolet très distingué : si vous lisez ou relisez Nana, le roman de Zola, vous y trouverez un banquier accompagné de son laquais conduisant un tandem, et qui — je cite — « allongeait un fouet immense, lançait les deux chevaux attelés en flèche ». On imagine un dessin politique avec Jacques Chirac juché sur son « tandem », fouettant ses allègres pur-sang. Changement de décor quand le tandem devient bicycliste : plus de banquier, mais deux prolos, en copains ou en couple d’amoureux, pédalant vers le bonheur grâce aux lois sociales du Front populaire. Devinez laquelle des deux images évoque le tandem Villepin-Sarko ?

Un des paradoxes du tandem est qu’il n’a que deux roues, avec deux selles, deux pédaliers et deux guidons, dont l’un sans autonomie ; aussi les Anglais, gens prudents, avaient prévu un tandem tricycle, pour plus de stabilité.

On peut jouer avec ce mot, puisque son origine même est digne du non sense. Tandem, c’est du latin ; ça veut dire « enfin, en fin de compte ». Les étudiants anglais, traduisant tandem, l’adverbe latin, par l’expression at lenght, « à la fin », mot à mot « en longueur », l’appliquèrent à l’attelage en long, et voilà le tandem devenu cabriolet à deux chevaux « en long ». Imprévisible et saugrenu. Malgré cette origine ironique, le tandem est devenu un objet technique sympathique, mais source de métaphores ambiguës.

1er juin 2005

Litige

C’est l’un des mots clés du droit, qui s’entend fort bien avec procès et avec contentieux. Tous trois d’origine latine, de même que contestation — ce qui nous rappelle que notre justice a hérité du droit romain —, ces mots sont inégalement courants. Le plus connu est aussi le plus hypocrite : procès ne signifie que la progression d’une affaire, comme dans procédé ou processus, histoire de rappeler qu’un procès, c’est long, progressif, interminable. En revanche, le contentieux est agressif, car cum tendere signifie « tendre avec force vers un objectif, qui s’oppose à un autre », c’està-dire se bagarrer. Avec le litige, mot pourtant harmonieux par le son, on est franchement dans la dispute, la querelle, le débat méchant. Le mot latin lis, litis, sans rapport avec lilium, la fleur de lis, est juridique : deux positions adverses, des témoins, un juge, ce que nous appelons un procès. Le dérivé litigium appartenait à la langue courante ; nous dirions bagarre, bisbille, chicaya…

Aujourd’hui, litige et litigieux sont des mots sérieux ; ils évoquent la complexité des intérêts opposés, les difficultés d’appréciation, et des affaires embrouillées. Et quand le litige porte sur des sommes énormes, comme il arrive avec les banques, il devient quasiment affaire d’État.

Le côté juridique du mot n’est pas exclusif : on ne parle plus des litigants, qui étaient des plaideurs, du verbe litigare, « plaider ». Nous avons parfois besoin de « litiger », cependant, et le verbe serait commode. Certains litiges se règlent à l’amiable, à coups de transactions, de médiations, de marchandages ; mais un litige ainsi arbitré, réglé, tranché, n’en est plus un.

Un vrai litige est une bataille en cours, avec accusations et récusations, et parfois révélations. À propos du différend entre le litigant Bernard Tapie, qui accuse, et la banque à laquelle il ne fait plus aucun crédit, lyonnais ou pas, on entend parler de « déballage », ce qui n’est pas très juridique. Marchandage et déballage ne sont pas les mamelles du litige. Ce mot gracieux et redoutable a des contenus plus sérieux, comme cette question : y a-t-il une morale des affaires ? Les grands litiges disent plutôt : « tous les coups sont permis », mais au moins, la justice permet de les rendre. On pense à un match de boxe, ce qui ne doit pas déplaire aux tempéraments combatifs. D’ailleurs, on disait des procéduriers qu’ils étaient litigieux, alors que cet adjectif ne s’applique plus qu’aux affaires. Certes, économiques ou politiques, elles le sont, litigieuses.