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27 octobre 2005

Couvre-feu

Le feu, l’incendie, les verbes brûler, flamber, cramer — qui n’en a pas l’air, mais qui remonte au latin classique cremare, d’où viennent crémation et crématoire —, tout le vocabulaire de l’embrasement est mobilisé pour évoquer la situation actuelle. Des voitures, des commissariats, et aussi des écoles et des gymnases brûlent, en effet. Les esprits s’enflamment. Les images de brasiers envahissent les écrans, les journaux. Et parfois, éclatent ce que nous appelons des « coups de feu ».

Au feu, que peut-on opposer ? Des contre-feux, des coupe-feux et, naturellement, des pompiers, soldats du feu, et à ce titre traités en ennemis par les incendiaires.

À ne considérer que l’apparence des mots, un remède contre le feu destructeur pourrait être ce couvre-feu que le gouvernement annonce, en ressortant une loi datant d’une autre situation d’urgence, puisque état d’urgence il y a.

Mais, s’il s’agit de mots, le « couvre-feu » ne concerne nullement l’incendie. Cela reflète l’ambiguïté du monosyllabe feu. Le feu, en tant que puissance de destruction, c’était en latin ignis, qui apparaît dans ignition. Focus, d’où vient le mot français feu, c’était le foyer, où brûle le feu domestique, celui qui chauffe, c’était aussi le réchaud, et encore la flamme de la lampe.

Le couvre-feu, au Moyen Âge (ce mot composé apparaît au XIIIe siècle), est simplement l’extinction des lumières. Ceux qui se souviennent de la guerre, des alertes, y pensent encore. En tant que mesure collective et imposée, le « couvre-feu » d’origine s’accompagna d’une interdiction : éteindre ou cacher la lumière, ne plus sortir de chez soi. Mesure de police, et non de sauvetage contre l’incendie. Mesure de contrainte, mesure de précaution contre les pouvoirs supposés dangereux de la nuit. Dans l’urgence actuelle, ce n’est pourtant pas la lumière, le feu du foyer, qu’il faut « couvrir », mais le feu de la colère, le feu aux poudres. Il nous manque un mot, du genre « calme-feu ». Pour calmer ce feu social, qui couvait depuis longtemps et qui vient d’éclater, les mesures de police ne suffiront pas. Cette fois, il y a le feu, non pas au lac, mais à la république, non pas aux banlieues seulement, mais à la société. Urgence sociale, avant tout, même si la France n’est pas, comme les médias anglo-saxons le prétendent, « à feu et à sang ».

8 novembre 2005

Ascenseur social

Au-delà des images outrancières, qui parlent de guerre, de France « à feu et à sang », et j’en passe, une métaphore moins dramatique se présente à l’esprit, celle de l’« ascenseur social », décidément en panne, comme le sont trop souvent les ascenseurs réels dans les tours des cités.

La réparation ou même la construction d’ascenseurs sociaux s’imposent, car le maintien d’une partie de la population française dans les sous-sols de la société — pour ne pas dire les « bas-fonds » — engendre soit le désespoir, soit des réactions violentes. Ces réactions, nous et le monde entier en sommes témoins en ce moment.

L’inventeur d’un appareil « élévateur » capable de monter des personnes, en 1867, alors qu’existaient depuis quelques années des monte-charges, avait eu l’idée de recourir au latin ascensum, forme du verbe ascendere, familier aux francophones par les mots ascendant, ascendance et ascension. Ascenseur avait meilleure allure qu’élévateur, aujourd’hui réservé aux chariots de manutention, et était plus clair que monteur ou remonteur. Ascenseur a eu du succès, descenseur, pourtant nécessaire, est resté plus discret.

On note pourtant que, pour renvoyer l’ascenseur, il faut bien le faire descendre : d’où la nécessité d’un ascenseur-descenseur. On n’a pas eu la cruauté de parler de « descenseur social », à propos des causes d’échec et de recul dans une société impitoyable, ce qui n’est pas l’exclusivité de Dallas, au Texas.

L’idée d’« ascenseur social » s’applique assez bien à l’évolution de la France au début du XXe siècle, quand des fils de paysans ou d’ouvriers, grâce à l’école de Jules Ferry et aux études, accédaient à de nouvelles fonctions. La panne spectaculaire d’ascenseur pourrait bien avoir deux causes majeures : panne d’éducation, d’enseignement, arrêt de la fourniture des savoirs, et surtout des repères ; panne du travail et du salaire, qui s’appelle « chômage » et « exclusion ». Panne de moteur, par insuffisance du milieu familial, et ensuite, de l’école ; échec de l’intégration ; syndrome d’abandon. À vrai dire, l’image de l’ascenseur est bien insuffisante, car, quelle que soit la taille de la cabine, elle conduit à penser : « il n’y aura pas de place pour tout le monde ». À propos du fait de monter, on pense à d’autres mots moins pacifiques qu’ascenseur, moins religieux qu’ascension : soulèvement ou insurrection, par exemple. Aspiration à s’en sortir.

14 novembre 2005

Toile et liberté

La liberté n’est garantie dans aucun espace, pas plus sur la « Toile » qu’ailleurs.

Cette Toile, cependant, ce Web, américanisme inutile, nous avait été présenté comme un lieu librement ouvert. Il l’est parfois, mais on s’aperçoit que cette ouverture est relative et sous surveillance. Dans le nom Internet, il y a inter, qui marque l’échange, mais aussi net, qui n’est pas l’adjectif français de la netteté, de la clarté, mais bien le substantif anglais correspondant à « filet », et dans network, à « réseau ».

Ces images, comme celle de la toile, qu’elle soit tissée par la main humaine ou construite par l’araignée, ne sont pourtant pas celles de l’ouverture et de la libre navigation. L’expression « surfer sur la Toile », ou « sur le Net », est donc étrange et plutôt contradictoire.

Le mot toile vient du latin tela, dérivé qui cache la forme texta, du verbe textere, « tisser ». Cette opération technique, une des plus anciennes, consiste à entrelacer des fils pour produire une surface souple. Qui dit toile dit tisser, ce qui entraîne les idées de chaîne et de trame. Aucun de ces mots et de ces idées, trame et tramer, surtout chaîne et enchaîner, n’est vraiment compatible avec l’idée de « liberté ».

La toile, version araignée, sert à prendre des proies ; version artisanat humain, à emprisonner les fils qui la forment. On sait que « tisser », métaphoriquement, produit une toile, un tissu de mots et d’idées, qui s’appelle texte. Avec Internet, on a même droit à l’hypertexte. Bien sûr, entrelacer n’est pas emprisonner. Mais, tout de même, les mots et leurs métaphores nous mettent en garde. Web, Net, Toile, réseau ne s’organisent pas librement : d’abord, le tissu est signé « Made in the United States » ; ensuite, ce qui s’y promène, et qui est mondial, peut être contrôlé, surveillé et ses auteurs repérés et sanctionnés — style Chine ou Cuba…