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Quand on est au coude à coude, c’est qu’il y aura photo à l’arrivée. Après quoi, l’un des candidats se verra élu par la totalité des grands électeurs de chacun des États et il aura la majorité. Tout au vainqueur. Les minorités, même de 49,9 pour cent, sont tenues sous le coude.

Pour le moment, le coude à coude crée le suspense : républicains et démocrates peuvent rêver, les uns d’États-Unis sans impôts où les classes moyennes s’enrichiront, les autres d’une protection sociale où l’on se tiendra un peu mieux les coudes. Et tous aimeraient se faire, sauf votre respect, des coudes en or, grâce à une supercagnotte virtuelle, pour le moment incontrôlée. Mais ce fut une bien honnête campagne, correcte, presque pieuse. Pour les deux soldats de la démocratie, c’était, en termes militaires : au coude à coude, au centre, alignement !

De toute façon, le président élu n’aura pas forcément les coudées franches : d’autres coudes à coudes sont prévus.

7 novembre 2000

Dépouillement

Les Étatsuniens d’abord et le reste du monde qui observe restent le bec dans l’eau, en ce qui concerne l’élection présidentielle. On attend, on ne sait pas, on s’étonne d’un système électoral bizarre et, pour s’en sortir, on dépouille.

L’emploi du mot dépouillement, à propos de l’analyse des résultats d’une élection, était imprévisible. En effet, dépouiller, qui vient du latin spoliare, repris par spolier, concernait plutôt les brigands dépouillant leurs victimes, leur prenant leurs vêtements et leurs biens. Aujourd’hui, on taxe. On aurait compris que dépouillement s’applique à la perception des impôts, mais non, c’est l’idée d’examen minutieux qui l’a emporté. Il est vrai que lorsque des pillards avaient bien dépouillé une ville, il fallait compter la prise pour la répartir. L’examen des bulletins de vote, même honnête et sincère, comme on dit, continue à s’appeler dépouillement, à côté de décompte, plus neutre.

En Floride donc, on dépouille avec ardeur, pour arriver à une majorité. On aurait cru l’opération simple, avec deux candidats. Mais précisément, c’est cette arrivée du républicain et du démocrate dans un tout petit mouchoir, mot qui vient de moucher comme trottoir vient de trotter, qui rend le dépouillement litigieux. Pensez : un président élu avec une voix floridienne d’avance, qui lui donnerait un paquet de grands électeurs, alors qu’il est minoritaire — de fort peu — en suffrages des « petits électeurs », alias le peuple ! Les braves citoyens des États-Unis sont sans doute fascinés, comme disait Bill Clinton, mais aussi éberlués et un peu inquiets. Alors, on cherche des responsables : haro sur les médias, sur le vieux système des grands électeurs, sur les vétustes machines à voter. Ironie du sort : les médias, en se trompant, contribuent au suspense et à la fascination : ils en tirent profit. Et la Floride dépouillante devient l’occasion d’un scénario d’incertitude très attrayant. En attendant, le citoyen se sent dépouillé des effets de sa volonté : la démocratie s’exprime : elle bégaye.

9 novembre 2000

Fou

Bien fol est qui s’y fie. Au centre du problème médical qui fait craindre une maladie affreuse, il y a des éléments rationnels insuffisants et des éléments irrationnels envahissants.

La langue anglaise, qui s’est trouvée confrontée la première à cette épizootie bovine, a inventé une expression simple : mad cow disease, « maladie de la vache folle ».

Reprise en français avec succès, vache folle remplace le nom savant de la maladie. J’entendais, ce matin même, sur cette belle antenne, un enfant qui disait : « Moi, j’en mange plus, de la vache folle », donnant à l’expression le sens de « steak », voire même de « viande ». Folle, forcément folle la viande rouge, notre steak frites tutélaire ? Dès lors, une question se pose : est-ce la vache, le bœuf, tous les bovins, est-ce la viande qui sont frappés de folie, ou bien l’opinion, les médias, nous tous ? En somme, c’est folie vachère contre psychose humaine. Derrière les connaissances scientifiques, d’une insuffisance dramatique, comme dans toute étape de la recherche, il y a les peurs humaines, les simplifications, le désir précipité de comprendre, de réagir, d’échapper à des dangers mal évalués. Un peu de sagesse, qui conduit à la précaution ; beaucoup de folie.

L’adjectif fou ne s’emploie plus en psychiatrie. Pourtant, le mot se porte à merveille et se dit mille fois par jour, parfois de manière sympathique : plus on est de fous, plus on rit ; on s’amuse comme des petits fous. Cela vient de loin, puisque fou vient du latin follis, « le soufflet pour le feu, le ballon gonflé ». Non pas « déraisonner », mais « souffler, gonfler ». Le fou a le cerveau comme un ballon, la tête légère, le raisonnement creux. Fou n’est pas un mot objectif, médical, mais la marque de l’excès déraisonnable : on dit un monde fou. Côté États-Unis, l’élection présidentielle est devenue complètement folle. Côté vache, c’est la peur excessive d’une maladie en effet atroce, mais heureusement rare et dont la cause est mal connue. Le prion est un mystère.

La raison s’y perd. La maladie la plus proche de l’ESB, la tremblante du mouton, ne faisait peur à personne. Un mal voisin, frappant les bovins, terrorise. En parlant de folie, à propos de la vache, animal doux et maternel, les mots ont déclenché d’obscurs fantasmes. Quelle vacherie !

10 novembre 2000

Farine

À défaut d’enterrer la « vache de guerre », pour reprendre un à-peu-près du Canard enchaîné, on enterre les farines. Mais uniquement les farines animales, autrement appelées farines carnées, mot savant qui procède du mot latin qui nous a légué chair. Si « la chair est triste », selon le poète Mallarmé, que dire de la carne ?

Quant au terme farine, le voilà quelque peu compromis. Il ne devrait s’appliquer qu’aux céréales traitées par la meunerie, car le terme latin fas, faris désignait simplement le blé. Il était apparenté à faba, « la fève », et à des mots germaniques et slaves désignant des céréales, l’orge, le seigle, et leurs farines. Donc forcément végétale, la farine. Il y a trente ou quarante ans, la farine était de la graine de céréale écrasée. Rouler quelqu’un dans la farine, expression qui renforce le sens familier de rouler, fait allusion à une opération culinaire, avec de la vraie farine.