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Mais aujourd’hui, l’Europe entière est roulée dans une fausse farine, oublieuse des origines. Déjà, au XIXe siècle, la face enfarinée du clown blanc s’ornait plutôt de plâtre que d’authentique farine de blé.

Surtout, on a voulu confondre avec les farines des poudres de déchets de poissons, puis de carcasses de bovins. L’équarrissage assimilé à la meunerie et à la boulangerie, voilà un bel exemple de confusion mentale, que les mots reflètent. En fait, les mots détestent être enfermés dans une seule signification ; quand c’est pour s’améliorer, comme poudre, qui est passé de la poussière aux cosmétiques, on peut les comprendre. Mais cette farine consacrée à Cérès — d’où céréales — et qui aboutit à des carcasses pulvérisées forçant les malheureux bovins, pourtant présumés herbivores, à absorber les restes de leurs congénères (quasi-cannibalisme), quelle déchéance !

Les honnêtes farines, sans adjectif, doivent être de blé, ou d’orge, de seigle, de sarrasin. Que farine prenne exemple sur son cousin breton, le far, qui a su rester proche des origines. Le mot farine avait pourtant annoncé ses dérives possibles : on parlait sous Louis XIV de folle farine pour la farine de blé la plus fine, la meilleure, celle que le vent emporte, nous dit Antoine Furetière.

15 novembre 2000

Demeure

À propos des problèmes de pollution et d’échauffement de la planète, solennellement et péniblement débattus en ce moment à La Haye, le président Jacques Chirac a déclaré, non moins solennellement, qu’il y avait péril en la demeure. Cette expression, qui n’est pas toujours bien comprise, s’applique pourtant à d’innombrables situations. Péril est clair pour tout le monde. Mais demeure ? Pour nous, c’est un lieu de séjour, une belle maison, un bâtiment où l’on réside. Un peu prétentieux, d’ailleurs, demeure et résidence, par rapport à maison, ou appart’.

On sent bien que dans mettre quelqu’un en demeure de faire quelque chose ou dans il y a péril en la demeure, ce n’est pas de local d’habitation qu’il s’agit. Mais alors, de quoi ?

Tout simplement, du fait de demeurer, de rester, de ne pas bouger.

Le composé latin demorari signifiait « tarder, s’arrêter » et venait de mora, « le retard », mot que la langue française a récupéré dans les moratoires. Demeure vient de demeurer comme bouffe de bouffer ou gratte de gratter. Le mot demeure ne s’est pas plu dans ce sens, trop abstrait, et il est passé au concret, pour domicile, logis. Il est vrai que la demeure, comme le retard, ce n’est pas très stimulant. À preuve le sens déplaisant pris par l’adjectif demeuré, qui ressemble à retardé, arriéré, et qui signifie « idiot ».

Péril en la demeure, donc, c’est « danger à en rester là, à ne rien faire ». L’expression pourrait être universelle en politique. Mais si le contraire de la demeure peut être l’action, c’est parfois aussi l’agitation, voire la réaction. Et demeurer, rester, continuer, ce n’est déjà pas si mal, s’il s’agit de se maintenir en vie, par exemple. Entre péril en la demeure et ses contraires, il s’agit de trouver un moyen terme. Cela peut s’appeler réforme ou révolution, de velours, bien sûr. Et c’est parce qu’il y a maintenant péril en la demeure, ce dont Stéphane Paoli, l’œil vissé à la pendule, est persuadé, que je m’arrête de tchatcher.

21 novembre 2000

Manuel

On l’a appris ce matin aux petites heures, et la nouvelle venait de la capitale de la Floride. Si on ignore encore le nom du prochain président des États-Unis, on sait qu’il sera fignolé à la main, qu’il sera « manuel ». Le recomptage manuel des bulletins de vote va donc se poursuivre jusqu’à ce que président s’ensuive. Manuel, c’est « fait ou obtenu à la main ». Cela peut s’opposer à automatique, mais aussi, s’agissant des êtres humains, à intellectuel. Les travailleurs dits manuels ne sont pas les seuls à se servir de leurs bras et s’ils travaillent avec leurs mains, ça ne les empêche pas de penser. Les plus manuels des manuels, ce sont les peintres et les sculpteurs.

Donc, le dépouillement électoral dans les comtés litigieux de cette Floride ensoleillée est redevenu manuel. Ce qui ne veut pas dire qu’il était intellectuel auparavant. Quand manuel s’oppose à automatique, c’est plutôt un bon adjectif. La dentelle « à la main », c’est ce qu’il y a de mieux. Les politiques étatsuniens ne font pas forcément dans la dentelle, et utilisent tous les moyens de l’automatisme et de l’informatique, mais voilà, cela ne suffit pas toujours.

Pour savoir comment chacun a voté en Floride, ce qui paraît assez élémentaire, la technique n’a pas trop bien marché. On en est donc revenu à la main et à l’œil humains. D’accord, c’est long et fastidieux ; mais apparemment, c’est plus exact. Pourtant, manuels ou pas, les dépouillements n’évitent pas les automatismes politiques, qui remplacent un peu trop souvent la liberté de jugement.

Un président en partie manuel sera-t-il plus démocratique qu’un président automatique, technologique, un peu Nasdaq ?

Quant à savoir s’il sera républicain ou démocrate, le manuel du petit citoyen des États-Unis ne le dit pas ; les comptes manuels en viendront seuls à bout.

22 novembre 2000

Invention récente au moins dans les mots, le principe de précaution semble relever du simple bon sens. Cependant, alors qu’on a toujours cherché à éviter les risques, il n’avait pas semblé indispensable d’en faire un principe. Au fait, que signifie précaution ? Ce mot est un peu dévalué par des emplois familiers comme : « Prends tes précautions avant d’entrer en classe ! » Plus nobles, mais pas bien dramatiques non plus, les précautions oratoires, qui consistent à s’exprimer de manière à ne choquer personne : on dit maintenant « politiquement correct », par allégeance franglaise. Précaution mérite mieux : c’est l’un des mots qui cherchent à maîtriser l’avenir, comme prévention ou prévoyance, tous tirés du latin prae, « en avant ». Quant à caution, rassurons-nous, ce n’est pas de l’anglais, mais du pur français tiré du latin cavere, « faire attention », que nous connaissons encore par l’annonce romaine du chien méchant, cave canem. La précaution cherche à s’assurer la sécurité, au futur.