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Préservation conduit à préservatif. Cela a commencé par des mesures médicales et on a pu parler de préservatif pour tout ce qui protège de la maladie et même du mal moral.

Au milieu du XIXe siècle, avec la conscience des problèmes créés par la sexualité, le mot sert à traduire en français les termes importés d’Angleterre, comme condom. On parle encore de capote anglaise, ce qui rappelle l’origine du malthusianisme, première idée d’un contrôle des naissances. Mais, déjà chez Flaubert, le « préservatif » sert à protéger des maladies vénériennes — et ce diable de Gustave en avait bien besoin. Ce fut d’abord la protection contre la syphilis et c’est aujourd’hui la préservation du sida.

L’instinct de mort ayant suscité des attitudes suicidaires et criminelles, par lesquelles certains séropositifs refusent toute précaution — c’est un relâchement, en anglais relaps —, le sida cesse de reculer en Europe et en Amérique du Nord. Pour des raisons culturelles et sinistrement économiques, le sida envahit l’Afrique. Raisons culturelles encore et de tradition, le refus obstiné du Vatican d’accepter les préservatifs. Rien ne sert de se précautionner si on ne cherche pas à préserver les humains menacés. Si prévention et préservation ne s’ajoutent pas à la précaution, elles resteront des intentions pieuses sinon, comme cela vient d’être dit, un cache-sexe. Parodiant la formule de Rabelais, on a envie de dire : « conscience sans science, c’est la ruine du corps ».

1er décembre 2000

Les affaires

Comment un mot à usage multiple peut quand même s’appliquer à un domaine unique ? C’est une question de sémantique sociale qu’illustre bien ce pluriel : les affaires.

La France politique, en compagnie d’autres démocraties, est en proie aux affaires. Quand on dit affaires au pluriel, ces temps-ci, cela veut dire activités illégales, scandale financier et, plus largement, manifestation de l’immoralité dans l’activité politique.

Pour entretenir l’ambiguïté, on s’est mis à employer l’expression « être aux affaires » pour « avoir un poste gouvernemental ».

Le mot affaire est, à l’origine, simple et innocent : une affaire est une chose à faire, qu’on doit faire, une activité future et souhaitée. Au Moyen Âge et pendant quatre siècles, on disait un affaire, puis le mot est passé au féminin, sans armes ni bagages. Pour le sens, affaire concernait à la fois la vie sentimentale et galante : quand un homme politique « avait une affaire », c’était avec une jolie dame, et non pas avec une compagnie pétrolière ou un parti politique.

Depuis le XVIe siècle, le pluriel les affaires s’applique aux grandes questions d’intérêt public, sans idée péjorative : les affaires sont celles de l’État, et on parle sans ironie des « affaires étrangères ». C’est un peu avant la Révolution que le mot passe aux activités financières : c’est alors le début de la banque moderne. Déjà, la bonne réputation des affaires commence à vaciller, lorsqu’il s’agit d’argent. On emprunte à l’anglais la formule du cynisme : les affaires sont les affaires traduit business is business et signifie en clair « ne venez pas nous casser les pieds avec votre morale, votre justice, votre humanité, quand l’argent est en jeu ».

Pendant ce temps, on emploie aussi affaires en droit, pour « procès tant soit peu compliqué ». Et voilà que les anciennes affaires de l’État et les modernes affaires d’argent ont suscité des situations aussi immorales qu’illégales et qui méritent sanction. Sur quel terrain ? Celui de la politique. Par les affaires, la politique a affaire avec l’opinion publique (« à faire » le verbe ou « affaire » le nom ? Question pour une dictée). En démocratie, les affaires, c’est ennuyeux, et cela compromet cette démocratie, régime le plus mauvais, comme on sait, à l’exception de tous les autres. Mauvaise affaire — mais c’est devenu un pléonasme, au moins au pluriel. Les blasés soupirent : « Les affaires, c’est pas une affaire ! »

4 décembre 2000

La rue

À Nice, à côté du sommet européen, un contre-sommet ; à côté du pouvoir politique représenté par quinze chefs d’État, les manifestations d’un contre-pouvoir. M. le maire de Nice n’est pas favorable à ces « contre » ; il leur laisse un espace, la rue, mais rien d’autre. D’ailleurs, a-t-il déclaré, « les contre-pouvoirs, ça n’existe pas ». Cette opinion a coûté la vie à bien des régimes autoritaires.

La rue, dans la tradition française, c’est le désordre, la manifestation bruyante : descendre dans la rue correspond à « s’opposer au pouvoir, faire la révolution ». La rue, en 1830, en 1848, c’était en France le contre-pouvoir opposé à l’ordre conservateur et bourgeois.

Le mot rue est « vieux comme les rues », comme on disait jadis. Il s’associe à la ville. C’est une image assez amusante, puisque ruga, le mot latin d’où vient rue, signifiait « ride, pli ». Les Romains du peuple disaient : « je vais prendre la ride » pour « je vais marcher entre les maisons ». Les rues permettent le passage ; elles sont comme des plis sur la peau rugueuse de la ville, mais aussi un espace de mouvement, parfois de liberté, au milieu des édifices, qui représentent alors l’ordre établi, les « foyers clos » que détestait le jeune André Gide.

Quand on n’a pas de logis, on vit dans la rue. Quand on manifeste et qu’on proteste, on y défile. Ceux qui sont douillettement à l’abri n’aiment pas ça : les enfants qui jouaient bruyamment dans les rues étaient appelés gamins des rues, sinon voyous, qui sont les gamins des voies. Les filles des rues, c’est tout de même étonnant, ne peuvent être en français que des prostituées.

Aujourd’hui, la rue n’est plus un espace de jeu, de liberté ou de refuge : elle est envahie par les voitures. Quand des manifestations, même pacifiques et réjouies, ce qui est souvent le cas, envahissent la rue, elles gênent la circulation et les automobilistes les maudissent. Pourtant, quand elle exprime la contestation, la rue cesse de polluer, mais il est vrai qu’elle peut se mettre à casser. Est-ce qu’on préférerait l’oxyde de carbone aux opinions critiques ?

À Nice, après Seattle et Millau, la rue va s’exprimer : aux puissants, les palaces et les salles de réunion ; aux pékins qui rouspètent, la rue. À Nice, la rue n’a pas l’habitude. Elle appartient plutôt aux promeneurs, touristes ou retraités. Une exigence d’Europe sociale sur la promenade des Anglais ? Le travailliste libéral Tony Blair doit en frémir. Shocking, n’est-il pas… ?

6 décembre 2000

Sommet

Le sommet européen de Nice sera-t-il un succès ou un échec ? Une étape obligée ou une dernière chance ? Se poser la question, c’est admettre qu’un accord sera difficile, ce qui ne surprendra que les naïfs. Pourquoi faut-il un sommet ? Si la base européenne, les opinions publiques, étaient en phase, l’accord serait aisé. Mais ce n’est pas vraiment le cas. On remonte donc vers les sommets, où trônent les chefs d’État et de gouvernement avec leurs ministres et ministricules. Un sommet, sens qu’a pris le mot dans les années 1960, c’est l’ellipse de conférence, réunion ou rencontre au sommet, c’est-à-dire entre dirigeants disposant du pouvoir de décision. L’idée et l’expression viennent de l’anglais summit conference, où les deux mots sont d’ailleurs pris au français. Sommet, c’est le diminutif de l’ancien français sum, produit un peu trop bref du latin summum, « le point le plus élevé ». Le sommet, petit summum, est à l’origine la petite cime, ou crête, le petit pic, le petit haut de la grande montagne.