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Je commence à jouer au jeu des supposons.

C’est un truc plus passionnant que la belote coinchée, et ça vous conduit plus loin…

Supposons qu’un mec ait ratatiné la mère Vignaz… Il se carre dans l’appartement et attend la venue de son jules… Ce dernier arrive, découvre le cadavre et bondit au biniou pour alerter Dubois… Ensuite, il raccroche et s’apprête à prévenir les boy-scouts du commissariat. Alors le zig déhote de sa planque et saute sur Vignaz… L’assassin est costaud, il maîtrise le malheureux, tout flageolant de tracsir, et l’étrangle avec ce qui lui tombe sous la paluche, c’est-à-dire le fil téléphonique… Ensuite il s’élance dehors… Il entend le pas de Dubois, grimpe à l’étage supérieur et, lorsque le doc est dans l’appartement, se casse en vitesse…

Je ralentis devant une brasserie de Grenelle et stoppe. Il y a peu de trèpe à la terrasse… Je m’assieds dans un coin de celle-ci et crie au loufiat de m’apporter un rhum. Le champe tiède de Dubois n’était pas fameux et m’a collé des aigreurs.

Dans l’ombre fraîche je poursuis mon raisonnement ; plus exactement je l’examine… Il est peut-être solide dans sa dernière partie, mais il cloche au début… La femme est morte plusieurs heures avant son mec. D’ac ! Pas de suif sur ce point… Si elle a été butée, il faut donc admettre que le meurtrier a attendu des heures à proximité du cadavre. Des heures à faire quoi ? Rien n’a été saccagé dans la strass… C’est dur à accepter, une hypothèse pareille. Quand on vient de saigner une brave dame, on ne doit plus avoir la force de caractère de poireauter des heures et des heures près de sa dépouille dans l’attente du mari…

Alors supposons un autre départ : la mère Vignaz s’est bel et bien suicidée… Des heures s’écoulent. Un type entre chez elle… Le mari survient peu après, il bute le mari.

Hum, pas fameux non plus… Tout ça me paraît terriblement trouble… Si, par hasard, Mignon ne concluait pas au double suicide, il se préparerait de chouettes nuits d’insomnie !

Je vide mon verre de rhum et je me casse après avoir ciglé le barman… Je suis nerveux et mécontent. Cette histoire à laquelle j’ai été mêlé me tourmente, car j’en fais, au fur et à mesure que j’y pense, une affaire personnelle.

Je ne voudrais pas emmouscailler mon collègue, mais je me promets de lui faucher l’herbe sous les pattes. Demain, puisque je suis libre, j’essaierai de piquer un rencart de première. Il serait intéressant de savoir si la mort des deux époux présente un gros intérêt pour quelqu’un ! C’est classique, n’est-ce pas ? Chercher à qui le crime profite ! Ça fait partie du matériel maison. On n’a pas trouvé de câble plus costaud, jusqu’à présent, pour conduire d’une victime à un meurtrier…

Le quai de Javel est désert. Je bombe à toute vibure jusqu’au pont Mirabeau (sous lequel Apollinaire a constaté que coulait la Seine) et je prends un virage impeccable… Du moins telle était mon intention, car ma charrette, au lieu de décrire la courbe parfaite que je sollicitais d’elle, vire légèrement et continue de foncer tout droit, c’est-à-dire en plein sur le parapet. Je cramponne le volant, mais il est fou, c’est-à-dire qu’il tourne à vide dans ma main…

Sensation des plus désagréables, je vous en réponds… D’autant plus que je pilotais automatiquement en songeant à autre chose ! Je grommelle un juron et je sens le froid hideux de la trouille couler dans mes veines… Tout cela se passe certainement en trois secondes, mais le temps suspend son vol dans certains cas.

Je pense que ma direction vient de céder ! Je pense que je n’ai pas le temps matériel de sauter hors de la guinde ! Je pense que, si le parapet n’est pas assez costaud, moi, San-Antonio, le super-champion des Services secrets, je vais aller prendre mon bain de minuit dans la Seine, et qu’au volant d’une bagnole, ce genre de trempette est plutôt moche !

D’un seul coup je me fous éperdument de Vignaz et de sa grognace qui font dodo à la morgue… Je me dis qu’il y a de fortes chances pour que j’aille finir ma noye à côté d’eux… Peut-être que le petit retraité me fera une place sur son nuage. Je verrai les choses de très haut, demain matin…

Cette traversée du pont est interminable malgré sa rapidité. J’écrase le frein à l’instant où ma roue avant droite saute sur le trottoir… Le pneu éclate, la bagnole fait un tête-à-queue formide et, sans comprendre, je me trouve coincé contre le garde-fou. J’ai ouvert ma portière en freinant, de façon, non pas à sauter, ce qui est contraire à tous les principes de sécurité routière, mais à pouvoir me dégager si, par hasard, je me retrouve dans la tisane qui inspirait le mec Apollinaire !

Cette prudence est une couennerie. La secousse du tête-à-queue m’a à moitié sorti de l’auto et je sens un choc plutôt moche dans mon épaule gauche.

M’est avis que le pont Mirabeau vient s’installer dans ma carcasse pour faire un bridge[3]. Je ne peux plus remuer. Le moteur de ma charrette s’emballe un grand coup, puis s’éteint…

Alors ça se met à cavaler autour de moi… En conduisant, je n’apercevais presque personne, mais tout d’un coup, il sort des gnaces de partout… Il en radine même en pyjama. Des autos stoppent derrière et devant. Des mecs conjuguent leurs efforts en même temps que le verbe pousser. C’est le gros tumulte… La belle frénésie de l’altruisme… Les hommes, c’est comme ça… Toujours prêts à chercher ce qu’ils pourraient bien inventer pour emmerder leur prochain, et prêts à se foutre au feu pour lui sauver la mise une fois que ledit prochain est dans une fausse situation…

Or, pour être fausse, elle l’est, ma situation… Je suis bloqué dans de la ferraille. Impossible de remuer. Mes pensées s’emballent, par contre. Tout se passe à l’intérieur… Je comprends que je suis sauvé… Pas de trempette en vase clos, pas d’écrabouillage…

On soulève l’arrière du tréteau pour libérer l’avant… Un colosse qui a dû faire son service militaire aux abattoirs de la Villette m’empoigne à bras-le-corps et me tire hors du foutu couloir de fer… Je sens une affreuse douleur dans l’épaule. C’est comme si on me serrait le haut du bras dans les mâchoires d’une gigantesque pince. Je gémis…

— Il a quelque chose de cassé ! dit une voix.

Je me tiens debout, pourtant… Donc, mes guitares n’ont rien…

Je ne peux pas remuer le bras gauche. Pas d’erreur, y a des dégâts dans cette région. Y en a aussi à ma tire. Le pare-brise a fait des petits. L’aile avant gauche est inexistante et la portière gondolée…

Un poulardin s’annonce.

— Qu’est-ce qui vous est arrivé ? demande-t-il.

— Ma direction a lâché…

— Vous êtes certain ?

— Et comment, essayez de tourner le volant, vous verrez…

L’ambulance de Police-Secours s’annonce en carillonnant. Je ne suis pas chaud pour un viron à l’hosto, mais des dames prudentes qui assistèrent à l’accident me conjurent d’aller passer une radio, alléguant qu’on a souvent des surprises désagréables après les chocs de ce genre.

Je monte à grand-peine dans le bolide de la Croix-Rouge et fouette cocher ! Je suis bonnard pour la virouze chez les hommes en blanc !

C’est un jeune interne qui m’examine… Il fait la grimace.

— Fracture de l’épaule, annonce-t-il.

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3

Astuce intraduisible en français !