Il faut dire que la clandestinité se prête au jargon. L’espion privilégie les HVT les high value targets ou « cibles de haute valeur » ; il redoute les chèvres, les sources retournées par un service adverse. Avant d’approcher une HVT, je réalise un profiling minutieux, c’est-à-dire une analyse comportementale qui me permet de déterminer un profil psychologique relativement précis. Je me renseigne également pour tout savoir de ses réseaux, de sa famille et de ses failles. Plus j’ai d’éléments entre les mains sur la personne avec qui j’entre en contact, plus il est facile ensuite de créer un effet miroir et d’utiliser des ressorts comme l’amitié pour atteindre mes objectifs. Pour obtenir ce que je veux — recruter une source ou lui soutirer des informations —, j’active les leviers de la manipulation : proposer de l’argent, faire vibrer la fibre idéologique, compromettre ma cible ou flatter son ego, ce que l’anglais résume par le sigle MICE (money, ideology, compromise and ego). Mais ce n’est pas toujours suffisant.
Je développe de vrais réflexes professionnels, au premier rang desquels une aptitude instinctive à contrôler mon environnement. J’observe discrètement où se situent les sorties en entrant quelque part ; au restaurant, dans les transports, je m’assois toujours de façon à n’avoir personne dans le dos et j’utilise le moindre reflet pour vérifier que je ne suis pas suivi.
En opération, l’éventail des actions à réaliser est extrêmement large. Un espion peut être amené à utiliser une boîte aux lettres morte, c’est-à-dire une cache discrète pour échanger des informations ou récupérer du petit matériel pour installer des micros dans une chambre d’hôtel, voire au contraire dépoussiérer une pièce, autrement dit enlever les micros placés par un service adverse — pour ce genre de corvée ménagère, la DGSE dispose d’un service dédié que certains appellent Aspiro. En cas de force majeure, ordre pourra même être donné de neutraliser une cible jugée dangereuse — en clair, l’exécuter. Ce type de mission d’entrave est mené par le service Action, considéré comme le bras armé de la France. Seul le président de la République peut lancer des opérations homo — sur des personnes — qui ne sont, dans le cadre de la lutte contre le terrorisme et de toute autre forme d’obscurantisme présentant un danger, qu’une action de salubrité publique internationale. Je n’ai personnellement pas de souvenirs à ce sujet, mais le cloisonnement est tel au sein de la DGSE que si cela avait dû avoir lieu, je n’aurais bien évidemment pas été informé, n’ayant pas le BEC.
À chaque retour au CPIS, je rends papiers, documents et photos au Bureau des légendes. Les fonctionnaires de ce service extrêmement moderne trient, classent, répertorient nos identités fictives. À la fin d’une longue mission, où un espion peut être amené à nouer des amitiés profondes, c’est un arrachement de quitter sa légende. Normalement, il est impossible — comprendre : interdit — de chercher à contacter des personnes rencontrées sous une fausse identité. Cependant, on ne peut pas garantir que cela ne se produise jamais. Certains agents vivent également des histoires d’amour, il est arrivé en effet que des sources tombent amoureuses de leur officier traitant ou inversement, ou que deux OT ayant une couverture de couple ne puissent plus se séparer… Après ces aventures exaltantes, comment revenir à la triste vie de monsieur Tout-le-monde ?
Lors d’une mission dans le golfe de Guinée, je suis officier de marine marchande. La DGSE a bénéficié d’une complicité dans un ministère qui m’a permis de me faire admettre à l’insu de l’équipage du navire. Je suis d’abord formé au sein du CPIS, mais le timing est serré, le bateau sur le point d’appareiller. Mon apprentissage accéléré se cantonne au b.a.-ba de ce que doit savoir l’homme que je prétends être. Juste assez pour ne pas trahir ma couverture.
Quelques jours plus tard, me voilà sur le pont. Je fais de mon mieux pour m’intégrer à l’équipage, mon travail est de me montrer suffisamment performant pour ne pas attirer l’attention ou la suspicion des autres marins. Le navire bat pavillon tricolore. Officiellement, je suis envoyé par le ministère des Transports, en qualité d’officier spécialisé dans la sûreté et chargé de réaliser un audit complet sur les chenaux d’entrée dans les ports du golfe de Guinée pour la sécurité des bateaux français. J’effectue d’ailleurs cet audit — en opération, la couverture peut ainsi représenter jusqu’à 95 % de notre temps de travail. Mais ma véritable mission consiste à prendre contact avec une source à Pointe-Noire, la capitale économique de la République du Congo, sur la façade atlantique à l’extrême sud du pays. À cette époque, les frontières avec le Congo sont fermées, les bateaux de marine marchande sont les seuls moyens de transport à passer entre les mailles du filet.
Tous les métiers sont possibles pour donner lieu à des légendes. Ma couverture d’officier de marine marchande, je la réutilise lors d’une mission sur les bateaux de la Société nationale Corse-Méditerranée (SNCM), qui assurent la liaison Marseille-Alger pendant la guerre civile algérienne, dans les années 1990. Version simple matelot cette fois : je passe la majeure partie de mon temps sur le pont inférieur avec un balai et un seau[11].
Mes légendes d’homme d’affaires et de journaliste sont moins compliquées à assimiler. La difficulté, c’est qu’une identité fictive n’est jamais définitivement rangée au placard. Des personnes que j’ai rencontrées en mission à l’étranger peuvent en effet avoir besoin de me rendre visite en France par la suite. J’ai alors besoin d’utiliser à nouveau ma couverture pour un court moment. Mais cela, c’était avant…
Le Bureau des légendes assure le suivi des identités fictives et veille à éviter les collisions entre deux couvertures. Lorsqu’ils récupèrent tous nos vrais-faux documents pour les archiver, les experts du service nous débriefent minutieusement. Je leur décris toutes les personnes que j’ai rencontrées lors de ma mission, les sources que j’ai recrutées. Les agents de back-office — de bureau — effectuent ensuite des recherches sur ces personnes et enregistrent tous les renseignements dans un vaste fichier informatique. Un algorithme croise les données en permanence pour éviter des collisions d’identités dont les conséquences pourraient être dramatiques. Avant chaque mission, le Bureau des légendes vérifie ainsi que nous ne serons pas amenés à croiser un contact, rencontrer une source, serrer la main d’un officiel qui nous connaît déjà… sous une autre identité. À la DGSE, pour un officier traitant sur le terrain, il faut compter ainsi près d’une cinquantaine de personnes qui travaillent en soutien ! Tous les analystes du back-office, dont une bonne partie de femmes, au siège de la DGSE, boulevard Mortier, ont un rôle crucial dans notre sécurité. Ils nous renseignent en temps réel sur l’évolution des paramètres et du contexte international concernant notre mission.
Lorsque nous sommes deux à préparer une mission avec les légendes qui vont de pair, nous nous interrogeons mutuellement. C’est plus pratique. Je connais les légendes des équipiers qui ont travaillé avec moi presque aussi bien que les miennes. Je ne sais rien, en revanche, des légendes de ceux dont je n’ai pas partagé les missions. Le BEC et le cloisonnement, encore et toujours.
Au long de ma carrière, j’ai passé environ deux tiers du temps en mission. Parmi les équipiers du CPIS, la vie privée est rudement mise à l’épreuve et les divorces nombreux. C’est ma femme qui, très largement, a assuré l’éducation de nos deux filles. Je lui suis reconnaissant d’avoir su les protéger et je suis heureux d’être parvenu à rester proche d’elles, même si dans les faits nous étions toujours séparés.