Pour autant, nous sommes bien conscients que les terroristes se rendront compte rapidement qu’ils n’ont plus les commandes et descendront à la salle des machines. Je connais mes hommes, je ne me fais pas de souci sur notre capacité de résistance aux assauts ennemis. En revanche, ce qui m’inquiète, c’est que les terroristes mettent la vie d’otages en jeu pour exiger que nous libérions la salle des machines. À l’intérieur, nous bénéficions de moyens de communication performants et autonomes. Nous sommes capables de discuter en temps réel avec Paris, même si les preneurs d’otages coupent toutes les liaisons radio. Si la vie de passagers est directement en jeu, c’est de là que viendra l’ordre d’obtempérer ou de donner l’assaut.
Mon détachement ne compte que des équipiers MCS. Le commandant du navire est au courant de notre présence, il est en relation directe et permanente avec moi. La traversée de Marseille à Alger est longue, près de vingt-quatre heures : une journée, une nuit puis l’arrivée dans la matinée. Comme nous redoutons aussi un attentat « classique », par exemple une voiture piégée, tous les véhicules sont fouillés par les chiens et passés au Ionscan, un détecteur de particules d’explosif.
Les animaux effectuent les premiers contrôles : coffres, sièges, habitacles, ils reniflent partout et donnent souvent l’alerte. La plupart du temps, il ne s’agit que de véhicules qui, à un moment donné, ont transporté des engrais ou des produits industriels mais ne sont pas conduits pas des gens malintentionnés. L’avantage, c’est que les particules explosives sont très volatiles. Même manipulées avec des gants, même dissimulées avec précaution dans une portière ou une roue, elles laissent des traces. Je sais qu’entre le flair des chiens et les détecteurs Ionscan, nous sommes capables de les déceler à coup sûr. J’ai beaucoup plus d’inquiétude, par contre, concernant une prise d’otages ou une opération kamikaze à bord.
L’objectif étant d’avoir le plus d’« antennes » possibles sur le navire, nous sommes répartis partout de façon à pouvoir donner une alerte immédiate en cas d’attaque terroriste. Certains équipiers sont en matelots sur le pont, d’autres en cuisiniers aux fourneaux, en serveurs dans les salles de restaurant, en mécaniciens dans la salle des machines. Nous travaillons en tenue SNCM, intégrés au reste de l’équipage qui ne nous connaît pas. Certains, avec le temps, comprennent que nous ne sommes ni marseillais ni corses, donc, en clair, que nous sommes étrangers. N’appartenant manifestement pas non plus à un syndicat, nous devenons très suspects aux yeux des marins, mais passé un certain temps, les questions cessent. De toute façon, la vie de matelot est trop prenante pour qu’ils aient le temps d’élaborer des théories.
Nous avons mis au point un système de communication interne entre équipiers. Toutes les informations remontent vers moi et je décide ou non de les transmettre au capitaine du navire. Rapidement, je constate que le mécanisme est bien rodé. Les informations me parviennent des cuisiniers, des serveurs, des mécaniciens, et d’autres sur le pont, en matelots lambda. De mon côté, j’arpente le bateau avec ma serpillière et mon balai. Je mouille, je frotte, j’essuie — officiellement, je suis là pour que ça brille ! Officieusement, je coordonne les informations recueillies et je ne relâche jamais mon attention. Mes hommes et moi portons notre arme sur nous en permanence, dissimulée sous notre tenue de marin. Ce sont des pistolets de 9 mm courts, très discrets. J’en sens l’acier sur ma peau, je sais qu’il peut changer le cours des choses. Car la vérité, c’est qu’une prise d’otages se joue sur des détails. Si le problème est identifié dès le début, si la situation nous permet d’intervenir, l’entreprise terroriste peut être étouffée dans l’œuf. Ce qui aurait pu devenir une situation extrêmement périlleuse se dénoue alors en quelques secondes. Mais pour cela il faut être partout et toujours prêt à la confrontation, de jour comme de nuit.
Le commandant m’alerte à plusieurs reprises. Il est inquiet, il me demande de vérifier des identités, de suivre des passagers dont le comportement lui semble suspect. Je les prends ou les fais prendre en filature, je les photographie discrètement grâce… au seau où trempe ma serpillière !
Je suis trop concentré pour en sourire, mais j’admire ces dispositifs dignes des meilleures inventions de Q, le vieux monsieur des services secrets britanniques qui fournit ses célèbres gadgets à James Bond. Ici, un seau n’est rempli d’eau noirâtre qu’à moitié ; son fond étanche abrite un appareil photo et une caméra miniature dernier cri. Là, un manche de balai trafiqué est muni d’une microcaméra à déclenchement vocal. Il y a aussi cette mallette d’électricien dont la poignée est celle d’un HK, un pistolet-mitrailleur dissimulé et toujours prêt à entrer en action. Ou encore ces pochettes dont disposent les serveurs du service Action pour rendre la monnaie en salles de restaurant : ils y rangent leurs pièces et… leur caméra miniature. Quelques plateaux et services à thé ont aussi été délicatement aménagés pour y abriter des mouchards que nos barmen ou maîtres d’hôtel de guerre spéciale pourront aisément glisser sous le nez de quelques personnes suspectes que nous désirons écouter de plus près… Bref, les bateaux sont truffés de gadgets tous aussi précieux les uns que les autres pour la détermination des cibles potentielles ou la levée d’un doute. Cela pourrait paraître ludique, mais il n’en est rien. Les équipiers MCS mettent le même sérieux à trimbaler leur manche à balai qu’à pénétrer le dispositif des Shebab[12] ; pour beaucoup, ils auront d’ailleurs fait les deux !…
Dès que j’ai enregistré quelque chose, je transfère les données à la base arrière qui les croise avec les informations transmises par le passager soupçonné lorsqu’il est monté à bord. Tant que l’alerte n’est pas levée, mes hommes et moi ne quittons pas le ou les suspects des yeux.
Les traversées sont stressantes, mais au final, aucune des nombreuses vérifications que nous effectuons ne donne lieu à une intervention d’envergure. Nous nous fions à notre instinct qui a été renforcé grâce à des formations comportementales. Là aussi c’est absolument redoutable : nous détectons presque sans effort la nervosité, les déplacements anormaux, les groupes de personnes qui se forment et se dispersent bizarrement. Je mets la main sur quelques criminels ou trafiquants, mais pas de terroriste à l’horizon.
L’intérêt de la mission n’est pas nul pour autant : notre présence à bord permet d’effectuer un précieux travail de renseignement, d’identifier et de répertorier de nombreuses personnes qui n’ont pas d’intentions malveillantes sur le navire mais sont recherchées par ailleurs. À leur débarquement à Marseille ou à Alger, plusieurs passagers sont ainsi cueillis par les forces de l’ordre ; d’autres, plus rares et plus intéressants, seront filés par nos services spécialisés parisiens. Ce qu’ils deviendront ? Nul ne veut le savoir. Notre mission s’arrête là. Nous n’avons plus le BEC…
J’ai une certitude : les terroristes voulaient faire parler d’eux et ils ne l’ont pas fait. Pourquoi ? Peut-être qu’ils n’étaient pas prêts, mais peut-être aussi qu’ils ont su que nous étions à bord et qu’ils n’ont pas osé. La méthode retenue était la bonne, qui consistait à ne surtout pas leur permettre de pouvoir identifier les éléments de sécurité embarqués. Ils savaient sans doute que nous étions là, mais ils ne savaient pas où, ni combien nous étions. Cela a contribué à la dissuasion. Des terroristes qui n’arrivent pas à identifier les militaires sur un bateau ne vont pas risquer de monter une opération lourde qui demande du temps, des moyens, des combattants et de l’argent. Ils n’agissent pas s’ils ne sont pas certains de réussir ; sinon leurs causes, qu’ils veulent divines, s’en trouvent fragilisées.