Un contact macédonien nous conduit le plus près possible de la zone de démarcation entre les deux territoires. Il nous abandonne à cinq kilomètres de la frontière, car il serait dangereux pour lui de s’aventurer plus loin. De l’autre côté des montagnes, il nous indique un point de rendez-vous où quelqu’un d’autre nous attend. Ce sont de maigres informations, mais elles sont suffisantes si le contact se trouve vraiment au rendez-vous.
Comment franchir la ligne, alors que rester cachés tient déjà de l’exploit ? Il y a des sentinelles partout, des dizaines de paires d’yeux et de jumelles qui scrutent l’horizon et les moindres recoins du portrait. Des patrouilles de soldats labourent les sentiers en permanence, des norias de camions militaires défoncent les routes de montagne déjà martyrisées par le gel. Nous nous dissimulons plusieurs jours dans des rochers avant d’identifier une brèche.
Il y a quatre kilomètres à parcourir pour atteindre une zone à couvert, de l’autre côté de la frontière. Nous mettons trois jours entiers à les effectuer. Chaque fois, il faut attendre la nuit pour ramper dans la neige, les flaques d’eau boueuses et glacées, se jeter dans un trou ou un taillis au moindre bruit, rester immobiles dans le froid de longues minutes, voire plusieurs heures lorsque les puissants projecteurs de gardes-frontières balaient l’obscurité dans notre direction.
Une nuit, nous nous faisons piéger. Impossible de s’extirper du fossé où nous avons trouvé refuge in extremis, sans se faire repérer. Pendant plusieurs heures, nous demeurons pliés et immobiles comme des contorsionnistes dans une boîte. Je fais appel à toutes mes ressources mentales pour lutter contre le froid qui transperce mes vêtements, les fourmis qui engourdissent d’abord mes jambes, puis les crampes violentes qui électrisent mes muscles. Mais notre patience et notre endurance — à la limite du masochisme — sont récompensées. La nuit suivante, nous réussissons enfin à franchir la ligne. Nous n’avons pas le droit à l’échec, car le second binôme du SA n’est pas parvenu à pénétrer dans le pays. Les deux équipiers sont tombés sur un champ de mines qu’ils n’ont pas pu traverser et qui les a durablement retardés. Ils sont obligés de remonter une autre opération de franchissement de frontière. Cela prendra du temps.
Je scrute minutieusement le portrait jusqu’à identifier le lieu qui nous a été décrit. La personne avec qui nous avons rendez-vous n’est pas là, il n’y a plus qu’à attendre. La journée s’écoule, interminable, puis la nuit, venteuse et glaciale. Hélas, le lendemain, toujours personne.
Nous avons attendu vingt-quatre heures, je prends la décision d’avancer. Au loin, j’aperçois une ferme de montagne. C’est la seule habitation à des kilomètres à la ronde. La filière UCK que nous utilisons est une organisation de franchissement de frontière. Une base de départ, une base d’arrivée et un contact intermédiaire au lieu de franchissement. Rien de très original. Je pense que la ferme joue un rôle dans ce dispositif et peut-être est-elle même la base d’arrivée. Le seul moyen d’en avoir le cœur net est de s’en approcher. Si tel est le cas, nous devrions y rencontrer des gens inquiets de ne pas nous avoir trouvés…
Nous nous approchons et nous tombons sur le maître des lieux. Il a l’air affolé de nous rencontrer mais il nous met à l’abri. Je lui explique notre situation mais la barrière de la langue est presque aussi dure à franchir que la frontière terrestre. Enfin, il semble comprendre : « Restez là, ne bougez pas ! »
Quelques heures plus tard, notre hôte est de retour, entouré de soldats en armes de l’UCK. Les échanges sont virils, rugueux : pendant quarante-huit heures, les militaires nous interrogent sans nous ménager pour découvrir qui nous sommes. Ils nous mettent au secret en gardant nos passeports. C’est maintenant qu’il faut être solide, tenir sa légende sans flancher. Ils sont de l’UCK, c’est indéniable, mais ils ne le disent pas. Leur problème est de nous identifier et de s’assurer que nous sommes bien ceux qu’ils attendaient au contact intermédiaire.
J’aime dans Un sac de billes[13] de Joseph Joffo l’obstination coriace que le narrateur met à ne pas révéler sa véritable identité. L’histoire se déroule entre 1941 et 1944, elle décrit la fuite de deux jeunes frères juifs à travers la France occupée. Au médecin de la Gestapo qui l’ausculte, qui lui demande si son pénis est circoncis parce qu’il est un enfant d’Israël, le jeune narrateur ne lâche rien. Il nie et nie encore. Son père lui a fait jurer de ne jamais céder et l’a mis à l’épreuve. La gifle reçue de la lourde main paternelle lorsqu’il a trahi son secret lui brûle encore la joue.
Comme Joseph et Maurice, les deux frères du livre, nous n’avouons rien. Nous déroulons notre légende aux soldats en expliquant que nous avons rendez-vous avec l’un de leurs officiers sur une base de la région. Les militaires confisquent nos papiers d’identité et s’en vont. Ils reviennent quelques jours plus tard dans de meilleures dispositions : « C’est vrai, Agim Ceku, notre commandant en chef[14], vous attend. »
Cette fois nous repartons avec eux. Nous franchissons plusieurs lignes de combat qui opposent l’UCK aux forces serbes. Les balles sifflent à quelques centaines de mètres et les obus de mortier s’écrasent autour de nous dans un vacarme assourdissant. Nous nous retrouvons au cœur du champ de bataille ; la vie, la mort, le destin de chacun des hommes présents ici peut basculer d’un instant à l’autre… Nous passons quelques jours avec ce commandant de secteur qui fait face à une offensive. Nous voyons les éléments UCK rejoindre la ligne de front et revenir plus tard… moins nombreux et souvent blessés. La cohorte de réfugiés, dont le chef de secteur a la charge, pèse sur ses décisions. Il préférerait n’avoir qu’à se battre mais les civils sont démunis et ne peuvent compter que sur lui pour espérer échapper aux unités serbes.
Crâne rasé, carrure imposante dans son treillis militaire, Agim Ceku s’avance à notre rencontre. Le chef de l’UCK est au courant de notre situation, il en avertit uniquement ses lieutenants : « Ce sont des agents du service Action de la DGSE. Ils ont une couverture de journalistes, laissez-les travailler sans les gêner. »
Pendant six mois, nous ne quittons plus le commandant et son armée. La situation est stressante, car nous restons constamment sous le feu ennemi. Tout le monde s’interroge sur notre réelle fonction, mais personne ne pose de question. Parfois un curieux ne résiste pas à la tentation et nous provoque. « Ton ami marche comme un officier », lâchera un combattant à Pierrot. Je ne sais pas ce qui caractérise la démarche d’un officier du 11. En fait, rien du tout. Pierrot esquisse un sourire et lui répond du tac au tac : « Ah, cela ne m’étonne pas, il a été officier de cavalerie pendant son service militaire et il ne s’en est jamais remis… »
Les Serbes ne sont jamais loin et l’UCK quotidiennement prise pour cible. Pas une journée sans déflagrations d’obus, rafales de mitrailleuses et cris d’alerte. Mon équipier et moi ne quittons pas notre kalachnikov que nous tenons d’une façon qui ne trompe personne. Des combats éclatent parfois avec des éléments serbes avancés, auxquels nous n’avons d’autre choix que de participer passivement, ne serait-ce que pour nous faire bien voir de nos « amis » de l’UCK. Lorsqu’il ne s’agit pas directement de se battre, la guerre se rappelle à nous chaque minute. Il faut venir en aide aux populations, les mettre à l’abri, prendre en charge les réfugiés en installant des camps de fortune au milieu de la neige.