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J’ai l’impression que plus le temps passe, plus l’intensité du conflit augmente. Les Serbes pilonnent les Kosovars avec leur artillerie, déversent sur leurs positions un déluge de feu. La terre tremble comme si elle allait s’ouvrir sous nos pieds pour nous conduire directement aux enfers. Les forces serbes montent de plus en plus directement à l’assaut. Plusieurs fois, Agim Ceku est à deux doigts de se faire tuer… et nous aussi. À quelques centimètres près, une balle vous manque ou vous atteint. Si elle vous touche, pour un ou deux millimètres, elle rebondit sur un os ou sectionne une artère. Quelques centimètres, quelques millimètres, voilà à quoi tiennent nos vies…

Chaque nuit, pour se soustraire au pilonnage dont elle fait l’objet, l’armée d’Agim Ceku se déplace. Il faut contourner les lignes ennemies dans l’obscurité sans se faire remarquer, j’ai presque l’impression d’entendre les soldats retenir leur souffle. Mais sans doute ne s’agit-il que de mon imagination, car je distingue l’air expulsé par leurs poumons que le froid condense en une fine vapeur tiède.

Le métier d’espion ne nous laisse pas un instant de répit. À peine installé sur nos nouvelles positions, j’envoie des données chiffrées et cryptées à Paris. La situation que je décris est claire : d’un côté, les Serbes essaient de rétablir leur emprise sur le Kosovo ; de l’autre, les Kosovars de l’UCK revendiquent l’autonomie de leur province. À côté de ce travail de renseignement, j’écris de nombreux articles de situation, dont une partie est diffusée dans les médias pour accréditer ma couverture.

Hélas, les données que j’envoie chaque jour via ma valise satellite ne passent pas inaperçues. La Boîte m’apprend que ces émissions récurrentes ont été identifiées et interceptées par des bateaux russes mouillant en Adriatique qui renseignent les Serbes. Les messages étant cryptés, les Russes devinent rapidement qu’il s’agit d’unités spéciales, sans savoir qu’il est question de notre service Action. Les Russes ne sont pas non plus en capacité de craquer le code — heureusement —, mais les émissions qu’ils captent leur permettent de nous géolocaliser de façon précise. Mauvaise nouvelle, car aussitôt les forces serbes organisent des opérations lourdes qui se concentrent sur la zone où Agim Ceku a établi son poste de commandement. L’artillerie pilonne violemment le secteur, puis des forces d’infanterie montent à l’assaut. La guerre est féroce, les combats sanglants.

Agim Ceku est à la tête d’une armée disciplinée et bien équipée, mais peu nombreuse, quatre mille ou cinq mille hommes tout au plus. Concrètement, l’UCK est une force capable de mener une guérilla, pas d’affronter sur un champ de bataille de façon symétrique une armée classique lourdement équipée. Alors les forces kosovares n’ont d’autre choix que d’être toujours en mouvement, de se déplacer sans cesse. Agim Ceku est passé maître dans l’art de l’esquive : à peine arrivés quelque part, ses soldats travaillent à établir un itinéraire pour changer de position dès la nuit venue.

La plupart du temps, la stratégie est efficace. Un jour, pourtant, les Serbes anticipent notre déplacement. Le PC d’Agim Ceku localisé, ils tirent toutes les munitions d’artillerie dont ils disposent. Les Serbes utilisent des lance-roquettes multiples (LRM), un système d’armes monté sur un châssis de char ou de camion. Je n’ai jamais vu un tel déluge d’explosifs s’abattre sur un si petit bout de territoire, la forêt et la montagne sont littéralement rasées. Lorsqu’une roquette explose, elle projette des éclats de pièces métalliques capables de tout réduire en poussière sur un périmètre équivalent à un stade de football. Dès que le sifflement caractéristique d’une roquette arrive à nos oreilles, nous courons nous mettre aux abris. La pluie de feu ne faiblit pas, c’est terriblement stressant car chacun comprend que les Serbes ont décidé d’en finir : ils déblaient d’abord le terrain, bientôt ils monteront sur les positions adverses pour terminer le travail au corps à corps.

Agim Ceku comprend que l’avenir de l’UCK se joue maintenant. Il m’appelle à son PC et m’explique son plan. Sur la carte d’état-major déroulée sur le bureau, il pointe du doigt une position serbe éloignée. « Un poste de commandement stratégique et une grosse réserve logistique », m’explique-t-il. Il souhaite faire diversion. La manœuvre est totalement désespérée, mais c’est notre seule chance de salut.

Le chef de l’UCK envoie les unités spéciales dirigées par deux chefs kosovars « Sultan » et « Diet » attaquer le PC serbe. Je n’en reviens pas : les assaillants tombent dans le panneau ! Ils dépêchent des troupes pour sécuriser la base visée et desserrent un peu l’étau autour des positions de l’UCK. Le coup de poker a réussi : les unités spéciales d’Hashim Thaci[15] s’évanouissent dans la nature et l’armée d’Agim Ceku se faufile hors de la zone où les Serbes étaient sur le point de lui donner le coup de grâce.

Pendant six mois, nous parcourons le Kosovo de long en large. Je collecte énormément de renseignements au cours de ces déplacements — des témoignages de réfugiés, des photographies, des données précises sur les forces serbes, sur leur matériel — que je transfère quotidiennement à la base arrière.

L’objectif de la mission est tenu : alors que les Serbes s’échinent à verrouiller l’information, faisant en sorte que ce qui se passe au Kosovo reste au Kosovo, la communauté internationale — et l’OTAN en particulier — est tenue minutieusement informée de la situation sur le terrain. Paris est alors la seule capitale qui dispose d’autant d’éléments détaillés et de première main. D’autres puissances tentent d’envoyer leurs espions, sans y parvenir. Les Anglais, partis trop tard, échouent à franchir la frontière. Au final, alors que le monde entier a les yeux rivés vers le Kosovo, les renseignements qui remontent ne proviennent que de deux personnes, mon équipier et moi. Nous sommes les yeux et les oreilles de la France, qu’elle accepte de partager avec le reste de la communauté internationale.

Il est tôt, le soleil pâle qui se lève peine à réchauffer l’atmosphère. Je suis satisfait du travail accompli jusqu’alors et je sais qu’en coulisse les diplomates s’activent pour mettre fin à la guerre. Il faut plus que jamais tenir. Le hic ? Slobodan Milosevic sait qu’il n’aura bientôt plus les coudées franches, les forces serbes redoublent donc d’efforts pour écraser l’UCK avant qu’une solution politique ne les en empêche. Je regarde à l’horizon : les routes de montagne bouchonnent comme lors des congés d’hiver en France. Sauf qu’en file indienne, pare-chocs contre pare-chocs, c’est la guerre qui se déplace : soldats, forces spéciales, artillerie et chars, les renforts affluent de Belgrade et de tout le pays pour anéantir les forces d’Agim Ceku. Le combat est de plus en plus déséquilibré, l’UCK résiste tant bien que mal en concédant de lourdes pertes. J’ignore combien de temps nous pourrons tenir, mais il est urgent que les diplomates trouvent une solution…

Comme l’ONU tarde à se décider — comme d’habitude —, l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) annonce l’envoi d’une force et lance une opération. La campagne aérienne de bombardements débute en mars 1999. Le plan initial se limite à des objectifs symboliques pour ramener Belgrade à la table des négociations — comme cela s’était passé pour en terminer avec la guerre de Bosnie en 1995 —, mais c’est un échec. Les bombardements, intenses, durent finalement deux mois et demi. Pendant ce temps, les Serbes accélèrent encore la cadence dans leur course contre la montre pour régler le problème kosovar.

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15

Il sera Premier ministre du Kosovo de 2008 à 2014 et sera élu à la présidence de la République en avril 2016.