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C’est épuisant, mais les négociations progressent. Nous arrivons enfin à un texte définitif, la résolution 1244 du Conseil de sécurité des Nations unies qui marque la fin des hostilités. Une date cruciale pour le pays : en juin 1999, les frappes aériennes s’arrêtent et les forces serbes commencent à se retirer du Kosovo, investi par la force internationale mandatée par les Nations unies, la KFOR.

À ce moment-là, les services spéciaux anglais (SAS) parviennent enfin à percer les lignes serbes. Ils sont là pour couvrir la période du traité de paix, ils s’installent sur le PC d’Agim Ceku et déploient d’impressionnants moyens satellite. Les espions britanniques travaillent en civil, comme nous. C’est drôle, parce qu’ils nous ressemblent mais nous nous évitons soigneusement. Un salut fugace le matin et de loin, rien de plus. Ils ne cherchent pas à nous approcher, nous n’effectuons aucun pas vers eux non plus.

Si nous rencontrons tardivement les Anglais, nous aurions également pu rencontrer… des Français ! J’apprends que pendant toute la période des négociations de l’accord diplomatique, au sol, plusieurs forces spéciales de l’OTAN opéraient dans la discrétion, dont les forces spéciales tricolores. Le journaliste Vincent Nouzille s’en émeut d’ailleurs dans son ouvrage[16] : « Le SA, sur décision gouvernementale, a prêté la main à des offensives militaires controversées, comme celle de l’UCK, les nationalistes kosovars, au Kosovo en 1999. Ses agents ont alors failli se heurter… à des soldats français. “Nous avons eu quelques accrochages violents avec l’UCK, et nous ne savions pas qu’il aurait pu y avoir des camarades du SA avec les rebelles que nous affrontions, se souvient le colonel Jacques Hogard, qui commandait le groupement des forces spéciales sur place. C’est incompréhensible, et cela aurait pu mal tourner, avec des échanges fratricides et des pertes de part et d’autre.” »

Pour l’UCK, la partie est désormais gagnée. La paix est signée, les casques bleus de la KFOR sont en place. Le processus politique qui doit mener à l’indépendance du Kosovo n’est plus de mon ressort, mais je reste six mois supplémentaires, cette fois sans mon coéquipier, pour aider à la création de la nouvelle unité de sécurité civile issue de l’UCK, largement inspirée de la sécurité civile française. Elle devra notamment passer le Kosovo au peigne fin, car le territoire est truffé d’engins explosifs, comme autant de stigmates de la guerre.

Je mène ma mission clandestinement, j’utilise toujours ma couverture de journaliste. Officiellement, je suis présent au Kosovo pour écrire la biographie d’Agim Ceku — je rédige réellement un livre sur sa vie, que je remets au SA ; j’aime cet aspect de mon travail d’ailleurs, qui me permet de passer beaucoup de temps avec lui. Officieusement, je forme discrètement les premiers éléments de la garde rapprochée du Premier ministre kosovar.

Pendant que j’écris sur Agim Ceku, je continue de rédiger et d’envoyer des reportages. Officiellement pour alimenter mon journal à Paris, officieusement pour alimenter la DGSE en renseignements frais et précis. Je suis amené, plusieurs fois, à m’approcher des frontières. Depuis l’accord de paix, le Kosovo est coupé en deux : une partie nord majoritairement peuplée de Serbes et sous contrôle serbe, autour de la ville de Mitrovica, tandis que le reste de la province est placé sous l’autorité de l’OTAN.

Alors que je pars rencontrer le maire d’un petit village situé sur la ligne de démarcation entre les deux zones, je tombe nez à nez avec un contrôle de l’OTAN, dans lequel des soldats français sont d’ailleurs présents. « Je suis journaliste, je viens rencontrer le maire du village. » Les militaires contrôlent ma carte de presse et me laissent passer… sans m’avertir que quelques dizaines de mètres plus loin, après le virage, les Serbes ont installé un autre point de contrôle. Les soldats m’arrêtent, ils me demandent mes papiers et mon visa. « Pourquoi n’avez-vous pas de visa ? Comment êtes-vous rentré au Kosovo ?

— Je suis rentré avec tous les journalistes, avec un visa de l’OTAN… »

Le commandant n’a pas l’air commode. Un rictus hostile crispe sa bouche. Puis il tord ses lèvres en grognant : « Est-ce que vous avez un visa serbe ?

— Non…

— Alors, nous vous embarquons. »

Je suis conduit — libre, mais j’ai bien compris que je n’avais pas d’autre alternative que d’obéir — jusqu’à une voiture, mon interprète aussi a été embarquée. Je ne suis pas à l’aise car j’ai mon chiffre sur moi, c’est-à-dire la disquette qui me permet de crypter les messages que j’envoie à l’arrière. Sur le disque magnétique, il y a vraiment mes articles. Certes le programme qui permet de coder les renseignements n’est pas accessible facilement, mais un vrai informaticien saurait trouver la clé pour entrer sur la partie de la disquette où le chiffre est caché. La pièce pourrait me compromettre.

Un véhicule de police nous ouvre la route. Nous roulons pendant quatre heures, direction la capitale provinciale en zone serbe. Nous descendons la montagne, nous traversons des forêts, le ruban de bitume est tortueux, cahoteux, inconfortable. Je suis furieux contre moi-même, car j’ai le sentiment d’avoir été arrêté bêtement. Sur le siège passager, un policier ; à l’arrière avec moi, mon interprète, une femme, qui explique la situation au policier… en serbe. Elle en est convaincue : je suis un véritable journaliste, j’écris la biographie d’Agim Ceku et je réalise des reportages. Le policier me guide et me surveille en même temps. Il n’a pas grand-chose à craindre, car pour le moment il ne s’agit que d’un journaliste indélicat rentré sur le sol serbe sans visa… Pas de quoi s’énerver.

Nous descendons, le lieu est escarpé, j’aperçois un torrent, je saisis ma disquette dans ma poche puis, après avoir attiré l’attention du policier sur un élément du portrait, au moment où celui-ci tourne la tête, je jette la disquette de l’autre côté. Mais mon interprète m’a vu. Elle me jette un regard affolé. Je vois qu’elle panique. Va-t-elle me dénoncer ? Heureusement, elle ne fait aucune remarque.

Nous arrivons enfin au poste de police. Les locaux sont tristes, un peu austères et spartiates, l’enduit des murs lézardés par le temps et la guerre. Les inspecteurs nous interrogent chacun notre tour. Lorsque nous sommes enfin réunis, l’interprète vient me voir, elle est fébrile : « Qu’est-ce que tu as jeté ? Qui es-tu ? Est-ce que tu m’as menti ?

— Non, je ne t’ai pas menti. C’est très simple : j’avais toute l’histoire d’Agim Ceku sur une disquette. Comme je raconte des choses qui ne sont pas particulièrement agréables pour les Serbes, j’ai eu peur qu’ils se fâchent contre moi et j’ai préféré m’en séparer. » Je vois qu’elle mord à l’hameçon, elle semble soulagée : « Ah d’accord, tu as raison, c’est plus prudent, ils sont susceptibles. »

Les interrogatoires reprennent, menés par d’autres inspecteurs. Je déroule ma légende, mes articles. Mes propos sont corroborés par mon interprète, qui me suit depuis plusieurs semaines, qui a assisté à toutes les interviews et me défend bec et ongle : « Il a interviewé des dizaines de personnes, envoyé quotidiennement des articles avec son satellite à son agence de presse — Vision », explique-t-elle aux policiers serbes. Elle a intérêt à être convaincante, car il ne serait pas compliqué pour les Serbes de se débarrasser de nous. « Vision ? C’est le nom du média pour lequel ce journaliste travaille ? » Les Serbes quittent la salle d’interrogatoire pour vérifier. Ils reviennent : « Vision, oui, ça existe. » Mais je vois bien qu’ils restent circonspects. Ils passent de nombreux appels téléphoniques, d’autres inspecteurs que je n’ai encore jamais vus recommencent mon interrogatoire depuis le début. Ils cherchent la faille. Je m’inquiète un peu et je me réfugie dans ma légende, ma couverture de journaliste et surtout mon livre et mes articles sur Agim Ceku. En dehors de cela, point de salut.

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16

Les Tueurs de la République, op. cit.