Il la prend à travers les barreaux, le gars La launisse, ce qui lui est plus fastoche que de la prendre en levrette avec sa bistougne de sapajou. Donc, projet irréalisable, auquel je renonce à regret car j’adore calcer des sœurs dans des coins à hauts risques. Or, s’en faire une dans Alcatraz constituerait une prouesse amoureuse fort exquise, selon moi.
Xavier est de plus en plus en renaud.
Il me souffle :
— Tu as une façon de te préparer à un coup de main délicat, toi !
— Ne t’inquiète pas.
— Comment vas-tu faire ?
— Comme pour moi !
— Après le départ des visiteurs, il y a fatalement une ronde pour vérifier que personne ne traîne dans les locaux.
— C’est probable, oui.
— Tu sais où tu vas te planquer ?
— Je sais.
— Où ?
— Dans le local du coiffeur, où prend un escalier en colimaçon, Avant la fin de la visite, je le gravirai jusqu’à ce que je sois hors de vue ; l’inspection ne peut s’étendre au premier étage puisqu’il est fermé aux visiteurs.
— Et la môme ?
— Quoi ?
— Elle va trouver anormal que tu la largues à ce moment-là et que tu ne prennes pas le dernier bateau !
Il a raison, je sais. Furieusement raison. Il va me falloir trouver une feinte. Facile à dire. On se roffre un tour complet des lieux : réfectoire, bibliothèque, quartier de H.S., déambulation sur « Broadway »… Et d’elle-même, la gosse dit qu’elle doit aller rejoindre sa grande-vioque qui morfond. Elle s’attend à ce qu’on lui filoche le dur, mais j’allègue qu’avant de tracer je vais expédier des cartes postales (on en vend près de la salle aux écouteurs, ainsi que des brochures et des babioleries-souvenirs).
Un peu déçue, elle redescend donc seule.
Je commence à me rabattre côté barber shop. Nobody.
J’enquille l’escadrin qui vibre sous mes pas. Tout m’a l’air bonnard. Je rejoins Mathias pour un au revoir ému.
— Maintenant file retrouver la môme et sa grande-vioque, Xavier ! Raconte-lui que le gazier qui tient la boutique d’ici est un pote que j’avais perdu de vue et que je rentrerai avec la vedette automobile assurant le transport des rangers et du personnel.
Il opine.
— Je te dis merde, monsieur le directeur.
Paraît qu’il faut jamais remercier dans ces cas-là : ça porte la cerise.
Étourdiment, je lui dis merci.
9
LA BATAILLE DURAILLE[23]
Longtemps je me suis attendri sur mon sort et j’ai dû trouver pour qualifier mes états d’âme quelques-unes des plus belles phrases de la langue française. Mon humilité naturelle m’incitait à penser que « mon cas » n’avait d’intérêt que pour moi, mais il m’intéressait beaucoup. Je me croyais malheureux au point que je le devenais plus ou moins. Cette situation inconfortable dénaturait les joies existentielles qui m’échurent et je vécus une sorte de convalescence morale sans vraiment avoir été malade. Du temps passa, et un jour je m’aperçus que j’avais guéri de cette longue non-maladie à séquelles sans m’en apercevoir. J’en fus soulagé mais troublé ; guérir sans pilules est toujours suspect pour les gens comme moi qui savent trop bien que tout a un prix et que la gratuité est un piège à cons.
Voilà où dérivent mes pensées tandis que je fais le point de ma piètre existence, assis sur la brève marche en fer de cet escalier en tire-bouchon.
Le silence s’amplifie, si je puis dire, en même temps que la pénombre. Les bruits ne sont plus qu’extérieurs et parviennent à l’état de chocs réverbérés. Ils montent de l’embarcadère.
Ensuite, quand la nuit sera là, je pressens que seule m’atteindra encore la rumeur de San Francisco, tout proche mais inaccessible. Frisco dont les lumières se mettent à flamber, puis à trembler à travers la brume du soir.
Je ne suis pas d’un tempérament couard, tu le sais ; pourtant j’avoue que ma raie culière est hermétique à cet instant. Se sentir seul dans le pire pénitencier d’Amérique a de quoi te filer la glaglate. Je me dis qu’il y a trente piges, à cette même heure, les vies des détenus devaient produire un monstre fourmillement. Toutes ces respirations, toutes ces toux composaient — je crois l’entendre — un grondement de fauve terré. Les incongruités, les branlettes, les soupirs ! Mon Dieu ! Et les gémissements ! Hein, dis : les gémissements ? Forbans ou pas, meurtriers ou non, y en a bien qui devaient souffrir, ou je me goure ? Souffrir dans leur viande, souffrir dans leur âme. Pleurer, peut-être, en faisant passer leurs sanglots pour des quintes de toux, pour des glaviots, voire des ricanements ?
Le froid me gagne. Je pose mes pompes pour ne plus faire de bruit en me déplaçant. Je retourne vers l’entrée : c’est bouclarès. Je ne perçois aucune présence au-delà des lourdes. Le dernier prisonnier d’Alcatraz, c’est moi !
Bon, au turbin ! La nuit sera rude.
Me croiras-tu quand je t’aurai dit que les clés confectionnées par l’incandescent s’avèrent inutiles car mon éternel sésame est, à lui tout seul, à la hauteur de la situation. Je m’en étais douté.
Il suffit d’insister, pour le mettre au pas, ce farceur ! Cric ! crac ! et les serrures font leur reddition à qui mieux mieux ! Un beurre !
Je m’active silencieusement, avec précision, mais une angoisse irréfléchie m’investit. Tu m’imagines, cousine, dans ce pénitencier désert marqué par tant de souffrances, tant de violences, tant de déchéance et de misère ? L’absence des quelque trois cents forçats qui purgèrent là leurs peines constitue je ne sais quelle étrange menace ; à croire que chaque vilain a déposé en ces lieux ce qu’il y avait de plus pernicieux en lui. Des bêtes féroces ! Des tueurs, des kidnappeurs, des violeurs, des braqueurs. Tous ces ennemis publics classés number one ! J’ai lu qu’un jour, au cours d’une tentative d’évasion, un groupe de forcenés est parvenu à neutraliser les gardes avec des armes prises dans la gun galerie ; ils les ont enfermés dans les cellules 402 et 403, et le fameux Joe Cretzer les a abattus à travers les barreaux. La photo de Cretzer figurait au dos de la couverture du livre : un gars massif, jeune, le cheveu épais séparé par une raie presque médiane, avec un regard tranquille et homicidaire. D’ailleurs, ce qui caractérise tous ces convicts, ce sont leurs yeux implacables : Hubbard, Thomson Coy, McCain, Young, Karpis, sans parler de la vedette Al Capone… Des regards « d’ailleurs », qui condamnent impitoyablement, sans rémission. Des regards qui tuent !
Cellule 593.
Elle est plongée dans l’obscurité, le halo lumineux en provenance de la ville, s’arrêtant au ras de la galerie. J’actionne ma torche à halogène (qu’il ne faut pas confondre avec l’allogène qualifiant certaines populations). Le local est rigoureusement vide, à l’exception du lavabo et du chiotte qui sont demeurés scellés, l’un au mur, l’autre au sol.
Un vif découragement me saisit. Qu’ai-je à attendre de ces 4 ou 5 mètres carrés de ciment ? Malgré tout, puisque je suis là, je me mets à étudier le sol, le plafond et les murs centimètre par centimètre. Rien ! Pas une fissure, pas un orifice, sinon quelques trous peu profonds résultant de l’enlèvement de la table, du tabouret et des deux étagères. Je les examine néanmoins.
Mais je sais qu’ils ne me révéleront rien. A l’époque où Thomas Garden « habitait » cette gentilhommière, ces petits orifices abritaient chacun une vis, et même si Doc les avait utilisés pour planquer son secret (il aurait fallu que celui-ci fût très petit), on l’aurait découvert en évidant la cellule.