Je reviens alors à mon lit, c’est-à-dire au fauteuil du coiffeur pour m’assurer que l’enveloppe métallique ne s’est pas échappée de ma vague pendant que je dormais. J’ai dû beaucoup remuer puisque mon sac à poubelle supérieur s’est déchiré !
Je le ressors de mon futal et l’étale sur le sol. Le regarde longuement. Quelque chose qui ressemble à un début de crise cardiaque bloque mes soufflets, mes éponges sont devenues dures comme l’acier : je respire avec deux enclumes, donc, pas très bien. Tu sais quoi, Eloi ? La grande poche de plastique ne s’est pas déchirée : « ON l’a découpée carrément dans le sens de la longueur avec un couteau. »
J’en ai connu des désilluses au long de ma garcerie de carrière ! J’en ai subi des avatars très monstrueux ! J’en ai effacé des échecs qui me flanquaient envie de me dégueuler entièrement ! Mais là ! Oui, là : je meurs ! Pour commencer, j’agonise, ce qui est la meilleure filière pour y parvenir.
J’avais gagné sur toute la ligne ! Je détenais le document fatal, et au lieu de me jeter dessus pour en prendre connaissance, non, je me le mets de côté comme le cigare qu’on vient de t’offrir et que tu décides de fumer après le repas. Tu trouves que je comporte normal pour un flic de haut niveau, técoinsse ? Moi pas. Je me bannis, me destitue, m’expulse. Enfin, réfléchissons tout de même.
Nous avons attiré l’attention de « certaines gens disposant d’une puissance occulte », en déboulant à Los Angeles. On a torturé notre chauffeuse pour lui faire préciser nos allées et venues. Depuis lors on nous file. On a vu que je ne repartais pas d’Alcatraz lors de ma seconde visite. Alors on m’y a laissé faire ce que je souhaitais. Dans la nuit, on m’a neutralisé à l’aide d’un gaz puissant, on m’a fouillé et on a trouvé sur moi la plaquette. Je pense que je dois la vie au fait que je ne l’ai pas décachetée, ou plutôt descellée. On s’est contenté de me l’engourdir. Conclusion, j’ai été miraculeusement inspiré en ne prenant pas immédiatement connaissance de son contenu car, si je récapitule le nombre de gens qui ont laissé leur peau dans l’aventure, à commencer par le sénateur Della Branla et en continuant par le fameux lieutenant Ouinn et le docteur Garden, les gars qui actionnent les ficelles ne sont pas à une viande froide près.
N’empêche que c’est abominable de se laisser détrousser de la sorte. En somme, j’ai retiré pour « ces messieurs » les marrons du feu ! En récupérant la plaquette, ils viennent de juguler l’unique fuite du complot.
Profané, meurtri, la dignité pleine de morpions, la conscience professionnelle en haillons, j’attends l’heure de pouvoir me casser.
Tu sais que j’entends un vilain bruit et que je finis par m’apercevoir que ce sont mes ratiches qui crissent de la sorte ? Putain de sa mère ! Si je tenais les mecs qui viennent de me jouer ce tour-là, je serais cap’ de leur sectionner la carotide avec les dents !
Perdre une bataille dans ces conditions, ça vous transforme le dargiflard en congélateur !
Des lourdes qui s’ouvrent, des pas, des mots ! Déjà la visite ?
Non, ce n’est que l’équipe de nettoiement qui vient fourbir les sols avant le rush des curieux.
Presto, je me paie une croisière pour le premier étage.
10
LES POTS CÉDÉS[26]
Bien entendu, ce sont des Noirs qui viennent fourbir. Dans le quartier A, on a droit à deux costauds vêtus de combinaisons vertes possédant autant de poches que la physionomie du chancelier Kohl. Ils se mettent à laver à grande eau, puis à promener une sorte d’engin-balai aussi large que le couloir. L’un d’eux a une radio en bandoulière, laquelle diffuse les infos sportives du matin. L’autre fredonne une chanson du Sud qu’il ponctue de pets béruréens magnifiquement réverbérés par l’immensité de l’endroit. Pet sur la terre aux hommes de bonne volonté. C’en est un !
Ils passent, repassent, s’en vont.
Mon amertume tourne à la neurasthénie. Vois l’intensité de ma conscience professionnelle : tout en sachant que si j’avais ouvert l’enveloppe métallique je serais mort, ce qui domine en moi c’est le cuisant regret de ne l’avoir point fait. J’ai eu dans la main, puis sur mon cœur, le secret de la mort du Président J. F. K. Et je continue de l’ignorer. Je l’ignorerai probablement toujours…
Je poireaute, assis sur les marches de fer. Venant du dehors, les bruits s’intensifient. L’îlot maudit prend sa vitesse diurne.
D’où je me tiens, je vois des cylindres dépasser du plafond. Les tubes permettant de balancer du gaz neutralisant aux détenus, en cas de mutinerie. Tu veux parier que c’est par cette voie toute préparée qu’on m’a poivré les naseaux pendant que je pionçais ? Ils jouaient sur le velours car un tube se trouve pile au-dessus du fauteuil basculant où j’ai passé la noye. On n’a eu qu’à me vaporiser du sirop d’inconscience (parfumé à la rose), et Sana plonge dans le goudron. On attend un peu, puis on vient le palper. On trouve la plaquette dans sa poche de poitrine, on la prend, on s’en va. Les heures passent, le gaz se dissipe, messire Ducon se réveille comme une fleurette des champs. Le coup a été magistralement et très sobrement joué. Chapeau !
La première fournée de navigateurs se pointe, conquérants kodakés de fond en comble. Je descends l’escalier, noue mes paluches derrière mon dos et me mets à examiner les lieux avec cet air mi-curieux, mi-blasé du touriste sur le chantier de naguère (comme dit le Mammouth). La foule m’absorbe. Je me dis que si je possédais encore le document, je serais fou de joie, ma mission étant achevée et… réussie. Qu’au lieu de ça j’ai la queue entre les jambes (alors que je l’ai toujours entre celles d’une dame convenablement tournée).
Je guigne le surgissement de Mathias, ayant hâte de m’épancher, comme dit Synovie. Note l’honnêteté du mec. Je pourrais déclarer à mes collaborateurs que je n’ai rien trouvé et ce serait : point-à-la-ligne-on-rentre-coucouche-panier. Mais non, je ne suis pas l’homme à cela. Préfère passer pour un con, mais ne rien celer, never ! La vérité par-dessus tout ! Souviens-toi de la leçon, mon gamin, ça t’épargnera bien des emmerdes.
J’ai beau me détroncher, aller en direction de l’entrée, parcourir ensuite les trois couloirs desservant le pénitencier, plus ceux de chaque extrémité, ainsi que les passages de traverse : zob, zobi, zobinche, pas de Rouquemoute à l’appel. Le sagouin a dû oublier de se faire réveiller, et si ça se trouve, il en concasse encore, l’ignominieux ! Il a toujours eu le sommeil pesant, mon pote. Sans cette propension à la dorme, sa multitude de chiares brailleurs auraient rendu ses nuits infernales.
J’attends un bout, puis je sors enfin de ces bâtiments de cauchemar, l’âme ébréchée par l’expérience que je viens de vivre.
L’air est frais, ça sent les ronces, la mer, le goudron. Les badauds continuent de gravir le dur chemin perfide, plein de trous et de bosses. Mes cannes ont la tremblote : je meurs de faim. En bas, chez les rangers, je trouve du café et un sandwich jambon tout frais. En bâfrant à pleines chailles, je rallie le bateau. Un vieux schnock déguisé en « Capitaine Crochet », avec une casquette et une veste de marine, s’étonne de mon retour prématuré. C’est lui qui contrôle les biftons.
— Ça ne vous plaît pas ? me demande-t-il en montrant du pouce la citadelle grise, là-haut.
— Il y a erreur, fais-je, on m’avait dit que c’était à vendre et ça m’intéressait pour ouvrir un « Relais-Château », mais il paraît que non.
Il se gondole comme un Vénitien. Puis, sérieux :
— Dites donc, mon gars, votre billet de retour : il est d’hier !
J’enrogne après Mathias qui m’a laissé quimper.